0.1. Historique de la démarche.

Dans l'enseignement du français au lycée, il est certain que le texte, l'extrait d'oeuvre et l'oeuvre complète sont devenus, à partir des années 60, l'objet quasi exclusif de l'enseignement. Des manuels de la collection Lagarde et Michard, chez Bordas, fournissaient le savoir littéraire, les textes et les questionnaires nécessaires. Mais l'heure était plus à la critique de l'idéologie sous-jacente dont ces manuels étaient présumés porteurs, à la critique de la culture humaniste et laïque qu'ils illustraient, au reproche d'ignorance des discours sur le texte en train de s'élaborer à l'Université ou des théories pédagogiques sur l'autonomie de l'élève dans l'expression de son goût, ou sur son implication dans l'acte de sa propre formation.

Il en était de même pour les collections d'oeuvres complètes, comme les Classiques Larousse et leur variante, les Nouveaux Classiques Larousse, qui présentaient des oeuvres, leur texte et un questionnaire qui conduisait l'élève à la réponse attendue.

S'il était alors possible de trouver des extraits d'oeuvre, qui soient l'objet des approches universitaires et à propos desquels était décrite la démarche, (on pensera alors à la revue l’Ecole des Lettres ou à la collection Littérature et langages, chez Nathan, en 1974,) il n'en était pas de même pour les oeuvres complètes .L'enseignant de français devait, sur ce point, se résoudre à une approche de surface, non dénuée d'intérêt et parfois gratifiante pour l'élève de Lycée, mais qui ne garantissait à celui-ci ni la liberté dans l'expression élaborée d'un jugement personnel, ni l’autonomie dans l'appropriation de l'œuvre. Un tel manque allait-il être comblé par l’apparition, un peu plus tard, de la collection Profil d’une œuvre ?

Ces différentes constatations nous ont amenés personnellement à ne pas nous satisfaire d'une telle situation et à travailler pour proposer à nos collègues enseignants une démarche de lecture autonomisante, qui permette de sortir de ce qu'ils ressentaient eux-mêmes comme une situation d’impasse, sans toujours bien savoir à quoi attribuer leur malaise, ni vers quoi se tourner pour permettre à leurs élèves de sortir de la difficulté. Difficulté pour ces derniers à tenir un discours tout à la fois original et pertinent sur l'oeuvre complète.

C’est alors, au début des années 80, que, pour répondre à cette situation, nous avons entrepris un travail sur la lecture des textes littéraires. Nous avons exercé sur eux les démarches de la recherche universitaire, entraînant avec nous collègues et lycéens au(x) "plaisir(s) du texte" et nous exerçant à une maîtrise de plus en plus grande et à une connivence interpersonnelle de plus en plus forte, lesquelles faciliteront la suite du travail commun qui constitue aujourd'hui cette thèse.

Si l'on veut bien admettre que l'élève-lycéen doit être capable de lire une oeuvre littéraire, d'en rendre compte de façon autonome pour dire l'intérêt qu'elle présente en elle-même et pour lui, si l'on veut bien accepter que ce but a pu être la motivation des enseignants et des lecteurs que nous sommes, nous dirons que cette prise de conscience, encore incomplète, fut le départ de notre démarche.

Cette étape, qui peut apparaître à première vue comme simpliste, l'est moins si l'on met derrière cette conception de la formation à la lecture et à la synthèse les éléments suivants : maîtrise de six ou sept approches textuelles considérées comme fondamentales, parce qu'irréductibles, choix d'une stratégie de lecture de l'oeuvre, production d'un compte-rendu démontrant l'intérêt que l'élève a pris à l'oeuvre, tout ceci réalisé dans l'autonomie complète, mais appris patiemment par l'élève-lecteur tout au long de l'année, voire du cycle scolaire, au cours de séquences d'apprentissage aux objectifs de plus en plus complexes et visant à une compétence, celle de lecteur.

Au milieu des années 80, alors que l'instrumentation pédagogique nous était devenue familière et garante d'une réussite, nous nous sommes questionnés en d'autres lieux sur la culture, non pas celle qu'avaient abhorrée les années 60, mais celle dont parlait l'anthropologie, moins celle des marges et des pays exotiques, que celle qui constitue la réalité du quotidien et qui devient la réalité d'analyse des anthropologues recentrés sur l’Europe.

Or, si nous avons mieux compris qu'il n'est pas d'être sans culture, c'est-à-dire que tout être participe à une, voire à plusieurs culture(s), il nous a semblé peu à peu que l'oeuvre littéraire avait d’incontestables parentés avec la culture, l'apprenti-lecteur avec l'initié, le professeur avec l'initiateur... Nous avons été sensibilisés progressivement à la notion d'universaux culturels, ce qui éloignait à nouveau l'oeuvre littéraire, fait éminemment individuel, d'une culture aux caractères universels, interrogeant par là-même nos propres hypothèses. Nous avons fait, à propos de la culture, une constatation proche de celles que nous avions faites en d'autres temps à propos de la lecture : de même que le professeur continuait à faire travailler les textes comme si l'élève maîtrisait les méthodes nécessaires, de même il continuait à faire réfléchir l'élève comme si celui-ci avait une connaissance approfondie de sa propre culture.

Et les échanges avec les enseignants rencontrés dans les stages pédagogiques que nous animions nous faisaient prendre conscience d’une ignorance théorique commune sur ce que pouvait être une culture et sur la place qu’elle prend dans la personne de l'élève ou dans le groupe-classe.

Nous nous sommes alors demandé s'il n'y avait pas urgence à faire prendre conscience de la culture, de ses caractéristiques et de ses enjeux. Mais constater des similitudes de complexité ou d'ignorance ne permettait pas le transfert des démarches de l'oeuvre à la culture, encore moins la transformation de l'enseignant de français en initiateur de culture, puisque l'heure n'était pas encore venue, pour nous, d'un tel rôle.

Dans le même temps, s'approfondissait notre recherche sur l'acte de la lecture et sur son apprentissage, aidée en cela par le questionnement des psychocognitivistes, des didacticiens et des spécialistes du texte littéraire. Chemin faisant, l'acte de la lecture, mieux réfléchi, nous est apparu comme un acte de synthèse, voire de prévision vérifiée, d'autant plus justifiable d'apprentissages rigoureux qu'il est soumis aussi à des erreurs, tant dans l'analyse des signes du texte que dans la restitution de la compréhension de l'oeuvre.

Nous avons alors pris conscience que les approches textuelles que nous maniions et que nous donnions en apprentissage à nos élèves présentaient une faiblesse fondamentale renforcée par nos ignorances : il allait de soi que les approches textuelles étaient un acte de prise de sens, mais il n’allait plus de soi qu'elles étaient en elles mêmes moyens pédagogiques de lecture. Il nous a donc fallu expliciter les rapports qu'entretiennent le texte et le lecteur, et surtout le lecteur-élève.

Une fois approché le processus d'acquisition des diverses méthodes critiques du texte, comme processus d'apprentissage de la lecture de l'oeuvre, se posa un tout autre problème : celui du statut du texte, donc du bien-fondé d'un type de lecture.

En effet, les approches du texte prises individuellement, pour méritoires qu'elles soient comme efforts de lecture de l'oeuvre littéraire, pour estimables qu'elles soient comme méthodes de formation et pour efficaces qu'elles soient dans la production d'un discours particulier, n'en paraissent pas moins réductrices de l'oeuvre dans ses caractéristiques et dans ses significations.

Ne sont-elles pas également partielles et partiales, les explications d'un texte qui ne s'appuient que sur un point de vue?

Ces approches, prises séparément, entretiennent une fragmentation de l'oeuvre et, par contre-coup, du lecteur, réduit, pour ne pas dire entraîné et exercé, à ne dire qu'un aspect partiel de l'oeuvre et maintenu dans cet état réducteur, peu compatible avec la conception d'un être atteignant son unité dans une formation consciente et autonomisante.

Nous nous sommes alors convaincus que la nécessité s’imposait de proposer à l'élève de recourir à une pluralité d'approches, dans le but de rendre compte du texte de manière satisfaisante et tendant à la complétude. La proposition que nous faisions nous apparaissait d'autant plus répondre à une nécessité que l'oeuvre approchée dans la diversité des lectures gagnait en signification, que l'élève ainsi formé acquérait une pratique renforcée de la lecture et la capacité de produire un compte-rendu riche et foisonnant. Dans le même temps, nous approfondissions, pour nous mêmes et pour nos élèves, les savoirs propres aux Sciences Humaines liés à chaque approche de lecture.

Mais, peu à peu, alors que s'établissait cette pluralité de points de vue dans la diversité des approches, une autre interrogation s'est fait jour. En effet, si une lecture plurielle permet de rendre compte des multiples facettes de l'oeuvre, les approches étant maîtrisées, on peut se demander comment une pluralité d'approches pourrait rendre compte de l'oeuvre dans son caractère unique et dans son identité.

Le texte de l'oeuvre, de par son unité, et du fait même de son unicité, nous semblait appeler une lecture unitaire ou tendant à l'unité. Cette nouvelle intuition de l'oeuvre et cette nouvelle perception de l'acte de lecture, fondées sur l'unité du texte et de son sens, si elles répondaient à une double nécessité, l'unité de l'oeuvre et l'unité de l'acte pédagogique à destination d'un lecteur-adolescent en formation, nous paraissaient non moins redoutables à élucider, à justifier et à élaborer pour aboutir à la construction du discours sur l'oeuvre et pour permettre la formation de l'élève.

C'est la découverte et la pratique de l'analyse systémique et de la pensée complexe qui nous ont aidés à accepter le dilemme et à le dépasser.

Parallèlement notre réflexion sur la notion de culture s'approfondissait, en même temps que s'élargissait notre connaissance de l'anthropologie en tant que science humaine, non des marges, mais de la complexité du fait humain, et science humaine qui s'appuie sur les relations, voire sur les emprunts aux autres sciences humaines.

Le caractère complexe de l'anthropologie et des faits dont elle rend compte rejoignait le caractère complexe de l'oeuvre littéraire abordée par une multiplicité d'approches, elle aussi marquée par les apports des diverses sciences humaines.

Nous est donc apparue la nécessité de créer un outil d'investigation susceptible de lire l'oeuvre littéraire et de la décrire, à partir des approches plurielles, d'une manière convergente et unie, à la recherche d'un sens et dans une exigence de rigueur, ce dont l'anthropologie nous fournissait parallèlement, sinon le modèle, du moins un modèle de démarche.

Nous étions du reste confirmés dans cette hypothèse, en acquérant progressivement par la pratique, au contact de multiples œuvres, la conviction de plus en plus affermie:

  • que chaque approche particulière et les indices qu'elle révèle spécifiquement pouvaient être relus et revisités à travers une autre démarche de lecture,
  • que chaque approche, dans son point de vue particulier, pouvait constituer une évaluation des autres approches, sans que cette évaluation réciproque ne tombe dans les querelles d'écoles,
  • qu'il y avait lieu de considérer qu'il existe de véritables correspondances entre les approches et les interprétations que ces dernières donnent du même objet textuel,
  • qu'il y avait lieu, dès lors, à travers ces convergences, de concevoir un principe unificateur constituant le système de l'oeuvre et de ses signes,
  • que ce principe unificateur de l'oeuvre et de ses signes pouvait être considéré comme principe organisateur de la lecture et des significations qu'elle projette sur l'œuvre,
  • qu'ainsi on permettait au lycéen-lecteur, être en formation, non seulement de dépasser l'état de déconstruction qu'aurait entretenu un maintien en situation d'analyse partielle du texte, mais aussi d'acquérir une méthode complexe de lecture de l'oeuvre littéraire, à la hauteur des enjeux de cette lecture, tout en développant sa propre personne comme sujet complexe dans une relation à un objet lui-même saisi dans sa complexité,
  • qu'enfin on permettait à l'enseignant d'assumer, de façon cohérente et progressive, les tâches multiples qui lui incombent dans la transmission des savoirs, des méthodes et dans la gestion de l'apprentissage, complexe s’ il en est, de la lecture.

Ces procédures méthodologiques étant acquises et permettant d'aboutir à la saisie en profondeur des structures fondamentales d'une oeuvre, s'est imposée à nous, d'une façon plus forte, l'idée que le travail de la lecture consistant à faire émerger un sens profond et latent rejoignait, dans une large mesure, le travail de l'anthropologue identifiant, sous la multiplicité des faits qui s'imposent à l'analyse, l'existence d'un principe fondateur relevant de la pensée symbolique, principe que nous avons assimilé au mythe.

Ainsi, nos propres questionnements sur la culture pouvaient trouver leurs réponses dans l'acte même de la lecture.

Lire une oeuvre ou un texte pouvait devenir un acte d'appropriation d'une culture, la lecture étant non seulement l'expression d'un être de culture et d'un état d'unité personnelle en voie de conscientisation, mais encore le lieu d'un échange entre deux êtres appartenant à des cultures semblables ou différentes. De ce fait, la question de la culture et celle de la lecture pouvaient n’en faire qu'une dans l'acte de formation dispensé par l'enseignant.

Il ressort de ce qui précède, et qui fait état de plusieurs années de recherche et d'action, différentes lignes de force d'un processus qui aboutit à la problématique de la thèse :

  • La première ligne de force concerne l'enseignant qui veut permettre à l'élève de lycée de rendre compte, dans sa lecture de l'oeuvre littéraire, de façon autonome et d'une manière aussi complète que possible, de l'objet complexe par nature qu'est l'oeuvre littéraire.
  • La deuxième ligne de force concerne la mise en place par l’enseignant d'un dispositif facilitant la découverte par l'élève de sa propre culture ou de la culture de l'autre, dans le temps de la classe et à partir de l'oeuvre littéraire.
  • La troisième ligne de force sous-tend le rapport entre le texte littéraire et la culture identifié dans le mythe qui leur est commun, l'enseignant considérant alors le texte littéraire comme un objet de culture, au sens anthropologique du mot.
  • La quatrième ligne de force correspond aux enjeux éducatifs liés à la transmission d’une culture et à la prise de conscience des valeurs qui lui sont propres (citoyenneté, altérité…).