1.4 Les instructions officielles : de la culture, comme transmission, à la culture individuelle.

Après avoir rendu compte de l’attitude des jeunes lycéens et de leurs enseignants devant la lecture de l’œuvre littéraire au cours de cette décennie, il convient d’analyser les instructions officielles du Ministère de l’Education Nationale, concernant la lecture en lycée.

Sans rendre le grand Arago responsable de l’esprit qui a prévalu dans les Ministères de la III° République, il convient de citer sa formule de 1837 : « Ce n’est pas avec des alexandrins qu’on extrait de la soude du sel marin », ou celle de Marcellin Berthelot, qui prônait, avec d’autres, une introduction massive des sciences dans la formation : « La science forme des esprits libres, énergiques et consciencieux, avec plus d’efficacité que toute éducation littéraire et rhétoricienne. » 11 Si l’on ajoute que Gustave Lanson, dont on connaît l’intérêt pour l’Histoire de la Littérature, déplorait que les professeurs de lycée privilégient celle-ci comme introduction à la lecture, au détriment de l’analyse des oeuvres littéraires, on conviendra qu’il n’était pas toujours facile aux enseignants de saisir la cohérence des concepts éducatifs et des directives institutionnelles.

Nous avons relu celles qui, depuis la première Guerre Mondiale, ont scandé les changements de Ministres, voire les changements de majorité et d’alternance entre les parties gauche et droite de l’Assemblée Nationale. 12

Ce qui frappe d’abord, c’est que les instructions entre les deux guerres ne disent rien de l’exercice de la lecture au lycée. La pratique de la lecture semble devoir être acquise au collège à la suite de ce qui est commencé à l’école primaire.

En effet, l’enseignant doit veiller à faire des « lectures courantes  qui ne comportent aucun commentaire » , « des explications françaises qui sont limitées à des textes courts, donnant lieu à un commentaire serré », « la lecture dirigée d’extraits » et « la lecture suivie d’œuvres complètes ou de textes étendus », ces deux derniers types de lectures se distinguant des pratiques en honneur, à savoir « l’explication française », qui est non seulement lecture de textes littéraires français mais aussi lecture à la française, « caractéristique de la pédagogie française » et, comme telle, « excellent instrument de formation intellectuelle ». L’influence de G.Lanson est évidente, puisqu’il s’agit pour l’élève, en se situant à la place de l’auteur, de retrouver dans sa mémoire immédiate ou ancienne les faits qui peuvent expliquer le texte. Ce faisant, par la mise en œuvre organisée et raisonnée, la lecture développe, chez l’élève-lecteur, la capacité d’un discours et d’une pensée construites autour des valeurs que portent les textes.

On perçoit aussi, en 1938, l’influence de la critique que développe Charles Du Bos et qu’a préconisée Marcel Proust : « Il ne peut y avoir de type unique d’explication française du passe-partout, de schéma applicable à tous les textes » 13 .

Une telle instruction est d’autant plus importante qu’elle constituera la référence contre laquelle s’élèvera la critique universitaire des années soixante. La lecture du texte doit se défier de deux dangers, n’être qu’une simple explication de mots et distinguer le fond et la forme.

Les Instructions de 1947 marquent une évolution importante puisque l’étude de la littérature et la lecture des textes littéraires deviennent la tâche caractéristique de l’enseignement du professeur de français en lycée.

A l’occasion de la lecture, l’enseignant doit permettre à l’élève d’acquérir des notions «  d’histoire de langue et du vocabulaire », ou des « notions suivies sur l’histoire de la littérature française », et sur la versification. En lisant, l’élève s’imprègne de modèles qui lui permettront de produire à son tour les textes attendus. C’est donc par une fréquentation assidue que cette imprégnation pourra se faire. Et le temps de l’explication du texte s’impose à l’enseignant.

Les Instructions de 1964, qui insistent sur la continuité de l’enseignement du français du collège au lycée, insistance d’autant plus grande qu’à cette époque se généralise l’ouverture systématique des collèges, demandent à l’enseignant de partir des textes expliqués en classe pour élaborer une dissertation. Cette invitation, qui marque une première défiance par rapport à l’approche de l’œuvre littéraire à travers l’histoire de la littérature, et que soulignent les critiques proférées à l’époque à l’égard du célèbre Lagarde et Michard, met l’accent sur l’importance du texte.

Ceci renforce, à partir de 1969, la pratique de la lecture-explication de texte, mais l’enseignant est alors invité, en prenant son autonomie par rapport au manuel de littérature,

  1. à rechercher le sens des mots.
  2. à construire un questionnaire qui amènera l’élève à repérer dans le texte des éléments (composition, expression…) qui soient « en rapport avec l’intention dominante du passage ».
  3. à élaborer une interprétation générale à laquelle amènera le questionnaire proposé.

De telles directives, qui visent à l’autonomie de l’enseignant, ne se préoccupent guère de celle de l’élève. Et on pourra s’étonner du décalage entre le bouillonnement de la critique universitaire concernant l’œuvre littéraire et le principe impressionniste qui demeure encore dans la pratique de sa lecture : « une bonne explication, à tous les niveaux de l’enseignement, est celle qui donne un enseignement juste, profond et, s’il y a lieu, émouvant, de ce qui fait la valeur propre, la qualité unique et originale d’un écrivain ».

Les mêmes instructions rappellent aux enseignants la nécessité de lectures suivies, qui permettent d’aboutir à la connaissance d’exemples significatifs d’œuvres littéraires, à partir desquels ils pourront donner aux élèves des notions d’histoire de la littérature française.

C’est surtout à partir de 1994 que les textes officiels vont inviter les enseignants à se référer au savoir savant élaboré par la critique universitaire, savoir qu’ils ont acquis eux-mêmes au cours de leur propre formation. Par ailleurs, ils sont amenés à réduire le choix des œuvres qu’il retiennent pour leur cours, puisque des œuvres ou des genres sont mis annuellement au programme.

La logique qui semble prévaloir dans ces Instructions répond à deux exigences : permettre aux lycéens de se construire un savoir autonome et d’acquérir des savoirs littéraires communs. Cette autonomie, si elle a pour visée la formation de l’esprit critique, ne paraît pas apte à réaliser les conditions effectives de cette formation.

Notes
11.

Cité par Gréard (Octave), Education et instruction, Paris, 1887.

12.

Ibid.

13.

Recueil des Lois et Règlements, CREFED, ENS, Saint-Cloud, 1972.