2.2. Définition anthropologique de la culture.

Peu de mots ont suscité autant de définitions, sinon de controverses. Krober et Kluckohn 46 n’ont recensé pas moins de 300 définitions du terme. Sans qu'il soit question ici de les nommer, on rappellera les sept catégories retenues par les deux auteurs : les définitions descriptives, historiques, normatives, psychologiques, structurelles, génétiques, partielles. Sans revenir sur l'étymologie latine du mot qui atteste un monde où le travail de la terre est primordial, avec déjà la préoccupation du défrichement et du développement de l'esprit (Cicéron disait: "Cultura animi philosophia est"), nous rappelons les controverses qui ont opposé les termes de culture et de civilisation, longtemps en concurrence, et qui ont traduit ici ou là tantôt des réalités matérielles et leurs progrès, tantôt des valeurs spirituelles.

L'avancée des anthropologues anglo-saxons les amène à utiliser les deux mots pour désigner deux états d'évolution des sociétés : le mot culture étant associé pour la première fois par Tylor 47 aux sociétés dites primitives objet de ses investigations, comme l'atteste le titre de l'ouvrage fondateur de l'anthropologie, The Primitive Culture, le mot civilisation est réservé, quant à lui, aux sociétés dites les plus évoluées et en particulier à la société occidentale. Même s'il se trouve entaché d'une vision ethnocentrique originelle, après la guerre de 1914-1918, le mot "culture" sert à désigner communément l'ensemble civilisationnel conçu comme un "espace à l'intérieur duquel se retrouve dominante l'association de certains traits culturels" 48 .

Compte tenu de la place centrale occupée par la notion de culture dans les sciences humaines, nous rappellerons la définition qu'en donna Tylor : "La culture ou la civilisation, c'est cet ensemble complexe qui comprend le savoir, les croyances, l'art, l'éthique, les lois, les coutumes et toute autre aptitude ou habitude acquise par l'homme comme membre d'une société". A cette définition, Herskovitz, cité par Jean-Marie Auzias 49 , apporte les correctifs suivants et identifie la culture comme "un enchaînement de paradoxes :

‘1°) elle est universelle et chacune est unique,
2°) stabilité et changement la caractérisent,
3°) elle est dans toute notre vie, mais inaperçue. La culture a un pouvoir essentiel : les hommes sont en son pouvoir".’

Il nous semble que la description-définition que donne du mot "culture" Hervé Carrier, dans son Lexique de la Culture, rend bien compte de l'ampleur, de la complexité et de la dynamique du processus que désigne ce terme: "La culture, c'est tout l’environnement humanisé par un groupe, c’est sa façon de comprendre le monde, de percevoir l’homme et son destin, de travailler, de se divertir, de s’exprimer par les arts, de transformer la nature par des techniques et des inventions. La culture, c’est le produit du génie de l’homme, entendu au sens le plus large ; c’est la matrice psycho-sociale que se crée, consciemment ou inconsciemment, une collectivité : c’est son cadre d’interprétation de la vie et de l’univers ; c’est sa représentation propre du passé et son projet d’avenir, ses institutions et ses créations typiques, ses habitudes et ses croyances, ses attitudes et ses comportements caractéristiques, sa manière originale de communiquer, de produire et d’échanger des biens, de célébrer, de créer des œuvres révélatrices de son âme et de ses valeurs ultimes. La culture, c’est la mentalité typique qu’acquiert tout individu s’identifiant à une collectivité, c’est le patrimoine humain transmis de génération en génération." 50

On comprend que cette définition du mot culture, que nous faisons nôtre, dépasse et de loin le sens qu’il prit, surtout à partir du XIXe siècle, pour désigner "l'affinement de sa propre humanité par l'enrichissement de ses connaissances et le développement de ses facultés à travers l'étude des lettres, des sciences et des arts" et, par surcroît, "l'enrichissement moral et intellectuel" 51 qui résulte de ce développement personnel.

Prolongeant l'effort d'analyse et l'interprétation des autres anthropologues, Clifford Geertz, qui souligne "l'effort [de l'homme] pour se donner une orientation dans un monde qu'il est incapable de comprendre" propose de voir dans la culture le moyen par lequel l'homme, en développant, à travers les techniques, les arts et la religion, tente de rendre compte de son expérience interprétative du monde. En d'autres termes, la culture devient ainsi un texte interprétant le monde et un texte à interpréter. Cette définition de la culture comme réalité textuelle rejoint, par là même, la nature anthropologique du texte littéraire.

Notes
46.

Krober (Alfred Louis) and Kluckohn (Clyde), Culture : A Critical Review of Concepts and Definitions, Harvard University, Pea Body Museum of America archeology and Ethnology Papers, vol. 47, n° 1, Cambridge, Mass., The Museum, 1952.

47.

Tylor (Edward Burnett), The Primitive Culture, London, J. Murray, 1871. Traduction française. La Civilisation Primitive, Paris, 2 vol. 1876.

48.

Braudel (Fernand), Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud-Flammarion, 1987, p.4.

49.

Herskovitz (Melville) in Auzias (Jean-Marie), L'anthropologie contemporaine, Paris, PUF, 1976, p. 117.

50.

Carrier (Hervé), Lexique de la Culture, Tournai, Desclée, 1992, p. 101-102.

51.

Définitions proposées à l'article "culture" par le Grand Dictionnaire de la Langue Française, sous la direction de Guilbert (Louis), Lagane (René) et Niobey (Georges), Paris, Larousse, 1986.