2.4.4. Paradoxe du fait anthropologique.

Le fait anthropologique est, en effet, à la fois fait ethnologique observable, produit par la culture considérée, et fait d’un discours anthropologique, produit par la culture considérante (l’observateur formalisant son interprétation en utilisant des concepts appartenant à sa propre culture et en particulier à sa propre philosophie). Il apparaît donc ainsi relativement autonome par rapport à la réalité observée et par rapport à l’observateur. De cette double nature du fait et de cette double autonomie peuvent découler chez l’anthropologue diverses attitudes : celle reposant sur une affirmation du caractère particulier des faits observés et des théories qui les expliquent (relativisme), celle reposant, tout au contraire sur une généralisation de ces observations et de leur interprétation (universalisme); celle consistant à imposer ses propres cadres de théorisation à la réalité observée (ethnocentrisme), ou inversement celle privilégiant une théorisation de l’expérience contredisant éventuellement ses théories philosophiques d’origine en respectant une distance suffisante entre l’observateur et la société observée. Rappelons à cet égard que Levi-Strauss a exclu, par principe, que l’anthropologue puisse procéder à une investigation anthropologique de sa propre société. En effet "toute recherche scientifique, affirme-t-il, postule un dualisme de l’observateur et de son objet [...] Si les sciences sociales et humaines sont vraiment des sciences, elles doivent préserver ce dualisme [...], la coupure passant alors « entre l’homme qui observe et celui ou ceux qui sont observés" 59 . En d’autres termes, dits par C. Althabe, l’ethnologie (ou l’anthropologie) "n’a pas d’objet dans la mesure où le domaine qui est le sien [...] ne possède pas d’autonomie" 60 . Si on assiste aujourd’hui à une anthropologie du "retour", on peut observer que l’anthropologue ou le chercheur qui adopte pour objet de son étude sa propre société choisit comme "terrains" d’observation des groupes humains ou des univers sociaux auxquels il se sent, d’une certaine façon, étranger. Et dans cette démarche, ainsi que le souligne G. Gosselin, "l’anthropologue ne peut éviter d’évaluer ce qu’implique son appartenance à la société qu’il étudie" 61 .

Mais, quel que soit le terrain choisi, la découverte des faits anthropologiques, en mettant en contact deux cultures, distinctes (lointaines ou voisines) (celle de la réalité observée et celle de l’observateur) permet un échange entre deux sens, celui de l’enquêteur et celui de l’enquêté, sens qui, chacun de leur côté ou l’un avec l’autre, répondent à des interrogations humaines fondamentales. Un tel échange, qui produit et invente un nouveau discours et qui, dans sa forme dialogique, s’apparente par bien des aspects à la maïeutique socratique, est fondamentalement assimilable aux processus en jeu dans l’acte d’enseignement et dans celui de la lecture et porte en germe les questions de l’interculturel.

Notes
59.

Levi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale II, pp. 343-345.

60.

Althabé (Gérard), Vers une ethnologie du présent, Les nouveaux enjeux de l'anthropologie, Autour de Georges Balandindier (sous la dir. De G. Gosselin), Paris, L'Harmattan, 1993.

61.

Gosselin (Gabriel) (sous la dir.), L'anthropologie et les antinomies de l'égalité des cultures dans L'Ethnologie, 1992, n°4.