2.5. Du texte comme fait anthropologique.

L’oeuvre littéraire est-elle un objet anthropologique? Même si le texte d’un auteur reconnu n’est pas habituellement présenté sous l’aspect d’un objet anthropologique, il convient, nous semble-t-il, de le reconnaître et de le définir comme tel.

Il s’agit bien, en effet, d’une réalité humaine produite dans un groupe humain et d’une réalité éminemment sociale réalisée par un individu en apparence isolé. Tout d’abord il n’est pas rare que l’auteur participe à des groupes ou à des mouvements. Les Grands Rhétoriqueurs, la Pléiade, l’Ecole lyonnaise au XVIe siècle ; la Préciosité, le Classicisme au XVIIe siècle ; les salons mondains, les Encyclopédistes au XVIIIe siècle ; les amis de Madame de Staël, les « Jeunes-France », le Parnasse, le groupe de Médan au XIXe siècle ; le Surréalisme, l’école de Rochefort, le Nouveau-Roman au XXe siècle : une telle prolifération de groupes, ou d’écoles dans l’Histoire de la littérature française montre à l’évidence que le texte littéraire s’inscrit bien dans un champ de relations sociales. Il apparaît ensuite que toute production littéraire, même et y compris celle d’un auteur qui prétendrait concevoir son oeuvre dans l’isolement et dans la singularité, n’est pas sans lien avec les autres auteurs, ni sans lien avec la société. Toute oeuvre littéraire, ainsi que le démontre Pierre Bourdieu dans Les règles de l’art, s’élabore à l’intérieur d’un champ, quand ce ne serait que par le positionnement de l’oeuvre par rapport aux autres productions et « chaque position est objectivement définie par sa relation objective aux autres positions » 62 . Un auteur contemporain comme Julien Gracq n’échappe pas à la règle. Sa participation, toute marginale au groupe surréaliste, trouve plus d’un écho et plus d’une résonance dans les thèmes et les entrelacs qui définissent le territoire, choisi, de son oeuvre. Mais de telles séductions s’y trouvent aussi assorties de bien des réserves et spécialement dans sa pièce Le roi pêcheur, à telle enseigne que Michel Murat, dans le titre de l’essai qu’il consacre à Julien Gracq le désigne comme « l’enchanteur réticent » 63 . Ainsi, est-ce autant dans les différences que dans les similitudes, dans l’affirmation de son originalité que dans les influences consenties que se révèle l’existence de relations qui définissent l’oeuvre littéraire, sinon comme une production sociale, du moins comme un objet non réductible à la production d’un individu isolé. Le raisonnement que Levi-Strauss tenait à propos de la diversité des cultures pourrait également s’appliquer à la diversité des oeuvres littéraires : cette diversité est en effet « moins fonction de l’isolement [des oeuvres] que des relations qui les unissent » 64 .

Allons plus loin. Le texte appartient à l’ensemble des productions humaines qui sont le fait d’une culture et qui sont l’objet de l’analyse des anthropologues. Il a en commun avec ces autres réalités une existence matérielle qui le définit comme un objet anthropologique, dans la mesure où son auteur, comme les autres producteurs culturels, a mis en oeuvre dans sa réalisation une compétence faite de savoirs et de savoir-faire accumulés et transmis socialement, ce qui n’exclut pas le talent personnel. Cet objet de culture, destiné à l’échange social, contribue, dans sa consommation même, "à perpétuer et à préserver ce niveau de complexité sociale", ce qui est le propre et la fonction d’un fait de culture selon E. Morin 65 . Ne sont-ce pas de tels objectifs que paraît s’assigner, consciemment ou inconsciemment, à travers ses ambitions les plus hautes, l’écrivain lui-même, quand un Balzac déclare vouloir être "le secrétaire de son temps" ou qu’un Rabelais fixe à son personnage Pantagruel un programme d’études exceptionnel certes à la mesure de son gigantisme, mais sans doute aussi des exigences d’une autre complexité?

Objet de communication sociale, le texte littéraire devient souvent prétexte à un autre échange social, qui peut être institutionnalisé et ritualisé sous la forme du commentaire, dans le cadre des cours de lettres au lycée ou à l’Université. Cet objet de communication et d’échange est par ailleurs assimilable à un objet anthropologique et peut être considéré comme le produit d’une communauté humaine, dans le sens également où il a mobilisé, pour sa fabrication, outre l’individu qui en est l’auteur, d’autres personnes qui en assurent la diffusion. Autour de l’objet se développe en effet tout un réseau d’activités techniques, économiques, juridiques, médiatiques, critiques...

Le caractère textuel du texte ne constitue-t-il pas un nouveau trait de sa nature anthropologique? Un texte n’a-t-il pas pour fonction de pérenniser, de perpétuer et de fixer pour la mémoire des hommes, les savoirs, les conceptions, les visions du monde, ainsi que les symboles et les mythes du groupe d’appartenance culturelle permettant ainsi aux membres de ce groupe de s’identifier entre eux et en eux? Si l’on veut bien admettre, par ailleurs, qu’un fait anthropologique, comme toute réalité relevant de la culture, n’est que partiellement conscient et "comporte une large part d’inconscient", à tel point que "des observateurs étrangers peuvent souvent [en] percevoir [les] différents aspects avec plus d’acuité que les membres du groupe observé" 66 , on admettra aussi au nombre des faits anthropologiques l’oeuvre littéraire, qui se caractérise à l’évidence, non moins que ces autres faits, comme le produit d’une élaboration plus ou moins consciente par la part des discours d’inconscients individuels, collectifs et culturels qui s’y révèlent ou qui s’y dissimulent.

Ainsi, même si le texte littéraire peut être considéré comme la production d’un homme, il n’en est pas moins le fait d’une relation avec une réalité collective, sociale et culturelle qui lui est extérieure. Comme toute réalisation humaine s’inscrivant dans une culture donnée, le fait littéraire porte la marque de cet environnement humain et de sa culture et l’ensemble des oeuvres littéraires élaborées dans cette aire culturelle ou dans une littérature peut donc constituer un terrain d’investigation anthropologique (étant bien entendu qu’il faut tenir compte de la chronologie) 67 . Du reste, le fait que le texte littéraire se démarque si souvent et si fortement, quand il ne le revendique pas, de toute fonction utilitaire ne signifierait-il pas qu’il rejoint des préoccupations plus essentielles et que son auteur a plus ou moins conscience de remplir une fonction symbolique plus fondamentale, celle d’exprimer, dans son essence même, l’identité culturelle du groupe ou, du moins, de se faire l’écho du mythe fondateur de sa culture? « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » 68 , n’est-ce pas confier au poète ou à l’écrivain une « mission » qui, en d’autres sociétés, serait dévolue au mage ou au sorcier, n’est-ce pas lui assigner une fonction majeure d’élucidation et d’identification des fondements culturels de sa société?

S’il est vrai que le texte littéraire transmet en effet des savoirs, des symboles et des mythes et constitue une mémoire des faits ou des actes humains survenus dans la génération de l’auteur ou antérieurement et d’une façon codée ou non (les hommes ayant existé réellement pouvant être représentés comme tels ou sous l’aspect de figures de fiction qui les incarne symboliquement), cela justifie les égards et le respect dont il est entouré (les travaux d’exégèse autour des éditions critiques pour conserver au texte son authenticité), mais cela explique aussi qu’il soit l’objet d’une transmission par l’institution scolaire, où il prend la place qu’a le mythe dans les sociétés primitives. Un statut aussi privilégié peut par ailleurs produire des attitudes diverses chez les enseignants comme chez les élèves, les uns l’entourant d’un respect qui ne s’explique pas (ou qu’on n’explique plus) et percevant le texte comme un objet à admirer nécessairement, les autres se détournant de ce dont ils ne s’expliquent pas la sacralisation au profit d’objets perçus comme plus actuels, ou plus vitalisants. Faute de percevoir la richesse anthropologique de l’oeuvre, réduite à des analyses parcellaires qui ne prennent en compte que des signes superficiels, l’élève mis au contact du texte et, à travers lui, de sa culture risque paradoxalement de ne pas découvrir leur richesse respective.

On conviendra en effet que l’étude de la littérature, même conduite dans la diversité des oeuvres, des auteurs, des époques, ne suffit pas à permettre à l’élève d’en percevoir la richesse anthropologique. Une telle nécessité explique en partie l’exigence de l’institution à l’égard de la formation de ceux qui sont chargés d’apprendre à lire cet objet éminemment culturel, l’oeuvre littéraire. Car à quoi peut conduire l’enseignement de la littérature qui n’aboutirait pas à la perception par l’élève du caractère anthropologique et culturel des oeuvres littéraires et qui, faute d’une réflexion anthropologique suffisante dans le sens où nous l’entendons, donnerait lieu à un discours partiel et fragmenté sur l’oeuvre littéraire? Comment, dans ce cas, l’élève ou l’étudiant percevrait-il sa propre culture et découvrirait-il la richesse et la différence de la culture d’autrui ? Mesure-t-on les conséquences qu’il y aurait à laisser ainsi l’élève aussi démuni dans ce contact avec sa propre culture, sans lui fournir les éléments de son élucidation?

Ainsi, le texte littéraire est donc bien un fait anthropologique, mais sa saisie comme fait anthropologique nécessite une démarche particulière. Seule une lecture de type anthropologique est en mesure de mettre en évidence la nature anthropologique du texte.

S’il est acquis que le texte est bien un fait anthropologique, ne conviendrait-il pas de vérifier pourquoi le fait culturel est assimilable à un fait textuel?

Notes
62.

Bourdieu (Pierre), Les règles de l'art, Paris, Le Seuil, 1992.

63.

Murat (Michel), Julien Gracq, Paris, Belford, 1991.

64.

Levi-Strauss (Claude), op. cit., p. 382.

65.

Morin (Edgar), Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil, 1973.

66.

Carrier (Hervé), Lexique de la culture, Tournai, Desclée, 1992.

67.

L’application à une oeuvre particulière, comme celle du roi pêcheur de J.Gracq, n’est qu’une facilité d’illustration. Dans la réalité concrète de son enseignement, le professeur procédera à des élargissements synchroniques et diachroniques vers d’autres œuvres, d’autres auteurs, d’autres époques, d’autres cultures.

68.

Mallarmé (Stéphane), Œuvres Complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1945, p.70.