2.6.1. Du rapport entre l'économie et le texte littéraire.

Dans quelle mesure l’économie, comme Science Humaine, permet-elle à l’anthropologie de mieux comprendre le texte ou l’oeuvre littéraire comme fait anthropologique? Quelle définition une telle science, dans son rapport avec l’anthropologie, donnerait-elle de l’oeuvre littéraire et en quoi cette définition serait-elle susceptible de croiser notre conception anthropologique du texte? Disons d’abord que, apparemment ni par sa nature, ni par sa fonction, l’oeuvre littéraire ne répond aux besoins élémentaires des individus d’une société. Mais empressons-nous d’ajouter qu’un tel objet, dans la mesure où il a des fonctions éminemment culturelles reconnues, devient à son tour objet de consommation. Plutôt que de s’étonner du fait que, dans notre société de consommation industrielle, le livre soit devenu un objet obéissant aux lois de l’offre et de la demande, plutôt que de regretter une telle situation réduisant les oeuvres de l’esprit à une simple marchandise, ne devrait-on pas s’interroger sur la parenté existant entre l’acte de production et de consommation de l’oeuvre littéraire, et l’acte de production et de consommation d’un produit quelconque? On constate en effet que notre système économique de production industrielle non seulement s’emploie à répondre aux besoins, dans l’exacte mesure où il est fondé sur la recherche du profit et où ce profit est conditionné par la consommation nécessaire de l’objet produit mais aussi s’emploie souvent à devancer ou à susciter les besoins du consommateur en valorisant et en exaltant comme une « distinction » la consommation du produit. Une telle situation n’est-elle pas celle de l’auteur de toujours qui, consciemment ou inconsciemment, intègre dans le processus de fabrication de l’oeuvre le public auquel il la destine et aux besoins ou aux aspirations duquel, dans une stratégie de la séduction, il répond ? Et l’auteur du reste ne se contente pas de satisfaire les goûts, les préférences, ou même les modes des lecteurs de son temps : Stendhal n’avait-il pas le sentiment de ne pouvoir être compris que par le public du siècle suivant? Quant à la fonction de « distinction » que, suivant l’analyse de  P.   Bourdieu, joue l’oeuvre littéraire comme les autres productions culturelles en devenant signe distinctif d’une appartenance aux groupes socio-économiques, il n’est, pour s’en convaincre, que de considérer l’itinéraire exemplaire de Julien Gracq cultivant, par ses prises de position publiques (le refus du prix Goncourt en 1951, son pamphlet La littérature à l’estomac etc...), une certaine marginalité aristocratique, qui lui confère très tôt une position prestigieuse pour l’élite choisie des lecteurs cultivés. Ainsi, le fait littéraire est bien une production et un objet de consommation, "non par-dessus le marché, mais intrinsèquement" 69 et, comme tel, il se trouve pris "dans un tissu social plus large qui fait intervenir des dimensions aussi diverses que la compétition, la distinction, l’inégalité, le prestige, le pouvoir [...], le luxe ou l’ostentation" 70 . Ainsi, à travers une approche économique du fait littéraire, apparaît clairement la dimension économique de l’objet, qu’une lecture anthropologique se doit de révéler.

Notes
69.

Bourdieu (Pierre), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit, 1979.

70.

Kilani (Mondher), Introduction à l’anthropologie, Lausanne, Payot, 1992, p.163.