2.6.2. Du rapport entre la sociologie et le texte littéraire.

Quels éclairages la sociologie, comme Science de l’Homme, peut-elle apporter sur l’objet littéraire et en quoi ces apports permettraient-ils de mieux le définir comme un fait anthropologique? S’il est vrai qu’à l’origine l’anthropologie s’était fait une spécialité du lieu exotique, quand la sociologie étudiait la société contemporaine occidentale, les deux disciplines ont en commun de "rapporter des conduites d’agents sociaux particuliers, des sens communs à une intelligibilité collective, des conjonctures concrètes et des états particuliers à des structures globales, des savoirs locaux à un savoir explicatif global" 71  . Elles ont eu progressivement tendance à unifier leurs objets d’analyse et leurs méthodes. Il reste qu’en dépit de ces convergences, l’anthropologue continue à se distinguer du sociologue en cherchant, comme le souligne Lévi-Strauss, "à formuler un système acceptable aussi bien pour le plus lointain indigène que pour ses propres concitoyens ou contemporains" 72 et à rendre possible, à travers ce système, la lecture d’une traduction entre les cultures observées dans leur diversité. Par ailleurs, à l’inverse du sociologue qui s’intéresse généralement aux ensembles sociaux les plus vastes et aux objets marqués par "l’inauthentique" (Levi-Strauss), c’est à dire par des relations qui s’éloignent de l’inscription concrète de l’homme en situation et qui de ce fait, paraissent moins pourvues de sens, l’anthropologue privilégie les objets marqués par "l’authenticité" d’une inscription culturelle riche de signification sur l’homme.

S’il est vrai que c’est bien dans les réalités les plus près du terrain et les plus locales que l’anthropologie perçoit paradoxalement le sceau ou la marque de l’universel, il n’est pas moins vrai que la sociologie peut nous permettre de saisir dans l’objet produit les contraintes historiques et sociales de sa production et les traits culturels distinctifs d’une société et de ses rôles sociaux. Levi-Strauss résume bien les enjeux de la production d’objets culturels tels que l’oeuvre littéraire : "L’homme peut être défini comme animal faiseur d’outils ou comme animal social. Si on le considère comme animal faiseur d’outils, on part des outils et on va vers les institutions en tant qu’outils qui rendent possibles les relations sociales. C’est l’anthropologie culturelle. Si on le considère comme animal social, on part des relations sociales pour atteindre les outils et la culture, au sens large du terme, en tant que moyen par lequel les relations sociales sont maintenues" 73 . Ainsi, l’oeuvre littéraire peut être considérée tout à la fois comme une production sociale, déterminée par des contraintes environnementales, et comme un outil grâce auquel les rapports sociaux se trouvent développés et maintenu le niveau de complexité sociale dans une communauté humaine. Cela est vrai de la lecture d’une oeuvre littéraire telle que le roman de Flaubert, Madame Bovary, qui, à travers un ensemble de personnages de fiction, nous propose un microscome social structuré, dont les règles et les modes de fonctionnement sont bel et bien ceux de la société provinciale française des débuts du Second Empire : à défaut de trouver, dans les personnages de ce roman des modèles d’accomplissement humain, le lecteur de l’époque pouvait identifier en eux, et à la faveur d’une esthétique réaliste entretenue, des rôles humains particulièrement représentatifs de la société contemporaine. A n’en pas douter, la perception plus ou moins consciente de ces personnages, ou de ces rôles sociaux et de leur adaptation à la réalité de la vie, contribue, dans l’acte même de la lecture, à la formation et au renforcement de la personnalité sociale du lecteur. Une telle fonction sociale de l’oeuvre littéraire est encore plus vraie d’un genre comme le théâtre. Destiné à la représentation en public, le genre dramatique constitue dans son essence même une recréation et une restitution d’un lien social fondamental. Une pièce de théâtre qui consiste à représenter devant un public une suite de faits où sont impliqués des êtres humains agissant et parlant n’est-elle pas révélatrice du caractère fondamental de la vie sociale dans une communauté humaine, ne contribue-t-elle pas à intégrer, dans le "jeu" "théâtral" de la socialité, les "acteurs" d’une société?

Ainsi, l’oeuvre littéraire n’est pas sans rapport avec la société dont elle est le produit, mais qu’elle contribue aussi à modeler à travers ses acteurs.

Notes
71.

Ibid., p. 88.

72.

Lévi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 397.

73.

Ibid.