2.6.3. De l’histoire du fait littéraire à son anthropologie.

Quelles contributions l’histoire, comme discipline des Sciences Humaines, peut-elle fournir à la compréhension du texte littéraire? En quoi l’histoire de celui-ci conduit-elle à la saisie de sa nature anthropologique?

Rappelons d’abord que, dans une première approche des faits ethnologiques, l’anthropologie a eu tendance à rechercher dans une explication évolutionniste, donc proche de la perspective historique, l’origine des institutions humaines observées. Rappelons ensuite que l’historien lui-même, sous l’influence de l’anthropologie, a eu tendance à devenir un ethnologue. Qu’on songe à l’enquête conduite à Montaillou, village occitan par E. Le Roy-Ladurie, laquelle s’apparente aux inventaires et aux investigations de type ethnographique d’un anthropologue du XXième siècle. Il y a bien un apparentement entre les deux disciplines des Sciences Humaines que sont l’Histoire et l’anthropologie. Une telle proximité irrigue l’oeuvre d’un historien comme Fernand Braudel, cherchant par exemple, dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II 74 , à identifier, au-delà des changements dus à l’histoire, une identité intemporelle en faisant appel aux autres sciences de l’Homme.

C’est aussi dans les démarches méthodologiques que les deux disciplines se croisent et s’apparentent. Ne pouvant, par définition, communiquer, avec la société passée qu’il étudie, autrement qu’à travers des témoignages ou des documents, l’historien , dès l’origine, s’est employé, à donner sens à ces documents et à ces données, à des généralisations de type anthropologique. C’est ainsi qu’en recourant aux événements et aux contraintes qui ont entouré l’élaboration de productions considérées comme documents d’histoire, un historien comme Hérodote atteint un niveau d’explication qui en fait et le père de l’Histoire et le père de l’anthropologie. Dans l’autre sens, c’est en joignant à son approche anthropologique stricte les méthodes rigoureuses élaborées par l’historien que l’anthropologue peut ajouter à son observation interne de la société qu’il étudie et aux interprétations qui y sont liées une perception distanciée, extériorisée, rigoureusement objectivée et analysée. C’est aussi en ne perdant pas de vue, quand il élargit à l’universel la portée de ses observations ou de ses interprétations, les circonstances plus ou moins historiques, les conditions plus ou moins spécifiques d’effectuation des manifestations ou des réalités qu’il analyse, que l’anthropologue peut satisfaire aux exigences de scientificité. Ainsi, l’anthropologie ou l’ethnologie "plutôt que de se fourvoyer dans la poursuite impossible de l’idéal scientifique des sciences de la nature, a tout à gagner en prenant pour modèle les méthodes de travail, l’heuristique et la rigueur des historiens" 75 .

C’est tout naturellement que l’histoire récente montre les influences subies sous l’effet des évolutions concomitantes de l’histoire et de l’anthropologie. Les conceptions que se faisaient de l’histoire de la littérature Gustave Lanson, tentant d’appliquer à l’histoire littéraire la méthode historique 76 et, une génération plus tard, Albert Thibaudet, 77 sont marquées par une rupture : d’un côté, une histoire événementielle et une conception génétique de la littérature et de l’oeuvre littéraire; de l’autre, une histoire accordant une grande importance au concept de "génération littéraire", à ses comportements, à ses modes culturels et à ses mentalités, et assignant comme rôle au discours critique d’opérer la synthèse entre la personnalité d’un auteur et le contexte historique et social de l’oeuvre.

S’il est vrai que la démarche historique, si soucieuse de la qualité des documents sur lesquels elle s’appuie pour élaborer son discours, peut servir de modèle à l’établissement philologique ou exégétique du texte, comment un texte dûment établi peut-il devenir document d’histoire et document anthropologique et, à ce titre, quelles sont les conditions et quels sont les moyens de sa compréhension? En quoi la méthode historique peut-elle contribuer à manifester, dans la production même du texte, les marques et les contraintes d’une situation historique particulière et en quoi peut-elle concourir à révéler, dans la réception du même texte, d’autres marques et d’autres contraintes d’une autre situation historique? Dès lors, si l’on peut rendre compte de ce "processus de compréhension" 78 à l’oeuvre dans la production et dans la réception du texte sous la forme d’une convergence, une telle convergence ne serait-elle pas le signe d’un discours humain commun, dépassant les circonstances et les déterminations particulières, discours de l’homme sur l’homme, que seule une lecture anthropologique peut mettre en évidence? Considérons une pièce de théâtre comme Polyeucte de Corneille où, de toute évidence, l’auteur a voulu exalter l’héroïsme chrétien d’un martyr des premiers siècles de notre ère. Quelques décennies seulement après sa création, le public de la génération classique faisait aller ses préférences vers Pauline, personnage certes plus secondaire que le héros mais plus humain et moins excessif dans ses comportements. Le public du siècle suivant privilégiait à son tour, un autre rôle, celui de Sévère, en qui il avait identifié un être raisonnable et tolérant. Comme on le voit, à travers l’expression de la production elle-même comme à travers les interprétations successives, voire contradictoires, auxquelles l’oeuvre donne lieu, se révèle l’empreinte dans l’histoire d’une culture qui transcende les situations historiques. En effet, en dépit des différences et des contrastes entre les intentions affichées de l’oeuvre lors de sa production et du commentaire qu’en a fait l’auteur d’une part, et les diverses réceptions de cette même oeuvre d’autre part, existe un point commun entre l’exaltation du sacrifice de soi dans le martyre, le choix d’une héroïne aux sentiments pleins d’humanité, ou celui d’un personnage incarnant les valeurs de la raison et de la tolérance: ce point commun s’origine aux sources communes d’un système culturel commun qui se fonde sur le don de soi et sur l’acceptation de l’autre motivés par une et plusieurs forte(s) raison(s).

Les rapports qui lient ainsi histoire littéraire, histoire des sociétés et anthropologie, ne sont pas pour surprendre si l’on se rappelle que la littérature s’est toujours offerte d’elle-même, par certains de ses genres, à une lecture historique: représentations d’époques révolues dans le théâtre classique ou romantique, célébration lyrique ou épique des époques ou des actions passées, romans historiques... Par ailleurs, s’il est vrai que le récit historique, ne serait-ce que dans son mode d’écriture, s’apparente, et de près, au récit romanesque, comment ne pas voir, dans les fictions littéraires, des récits témoignant de l’Histoire sous ses différentes formes (histoire événementielle, histoire des techniques, histoire des idées, etc...)? Enfin, on conviendra que le roman de type balzacien n’est pas loin de l’Histoire des mentalités telle que la conçoivent les historiens de la Nouvelle Histoire. Que serait dès lors une lecture des oeuvres de Balzac qui, privilégiant l’histoire, oublierait la dimension anthropologique du texte?

Notes
74.

Braudel (Fernand), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949.

75.

Deliège (Robert), Anthropologie sociale et culturelle, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1992.

76.

Lanson (Gustave), Méthodes de l’histoire littéraire, Paris, Etudes françaises, 1er cahier, 1925.

77.

Thibaudet (Albert), Réflexions sur la critique, Paris, Gallimard, 1939.

78.

Marrou (Henri-Irénée), De la connaissance historique, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1954.