2.6.4. Apport de la psychologie à l’approche anthropologique du texte.

Et pour une telle saisie compréhensive du fait littéraire peut-on se passer de la contribution de la psychologie et de la psychanalyse?

Il est vrai que l’anthropologie a choisi d’emblée de situer le champ de son application dans un secteur plus social qu’individuel, et ne s’est pas privé de critiquer les modèles d’explication psychologique et psychanalytique: "En accord avec leur ancêtre intellectuel Durkeim, les anthropologues sociaux britanniques considèrent, selon I. Lewis, comme une obligation de reléguer l’objet de la psychologie aux anormalités individuelle" 79 . Il convient néanmoins de repérer les lieux où anthropologie, psychologie et psychanalyse se rejoignent et les occasions où elles parlent d’une même voix de la réalité humaine et des productions artistiques et littéraires en particulier.

Il y a d’abord des convergences d’ordre heuristique: quand l’anthropologue soutient que l’homme social et les sociétés humaines ne fonctionnent pas seulement suivant des critères et des normes de rationalité, quand il caractérise la mentalité des sociétés "lointaines" vers lesquelles ses recherches l’ont d’abord orienté de "primitive"- c’est à dire dominée par un mode de pensée symbolique, "prélogique" ou "participatif" suivant les termes de L. Levy-Bruhl, quand il généralise cette observation à l’ensemble des sociétés humaines 80 , il ne peut que rencontrer le psychanalyste qui, parlant de l’individu, ne tient pas un autre discours. Il s’en faut, en effet, de beaucoup que notre pensée, nos actes de paroles, notre comportement soient totalement rationnels et conscients, à tel point que J. Lacan va jusqu’à "définir concrètement la psychologie comme le domaine de l’insensé, autrement dit, de tout ce qui fait noeud dans le discours" 81 .

Ainsi, le psychanalyste et l’anthropologue se rencontrent pour reconnaître que l’homme et les sociétés humaines ne sont pas seulement gouvernés par la rationalité consciente. S’il est vrai que les recherches menées sur l’épistémologie des Sciences conduisent à constater à quel point de prégnance l’imaginaire intervient dans l’élaboration du savoir scientifique (avant qu’un individu ne parvienne à identifier rationnellement un objet, il projette sur lui de multiples représentations plus ou moins fantasmatiques), à plus forte raison l’oeuvre littéraire, considérée à bon droit comme un produit de l’imagination humaine, peut-elle être analysée comme une réalité anthropologique où raison et irrationnel se côtoient, la proportion variant selon les auteurs, les genres et les oeuvres.

Si le psychanalyste et l’anthropologue se rencontrent ainsi autour des catégories de l’inconscient, de l’imaginaire et du symbolique, cela les conduit l’un et l’autre à distinguer, dans le discours ou dans le comportement, l’implicite et l’explicite et à affirmer la nécessité d’aller au delà de ce qui est apparent, pour repérer des symptômes ou des manifestations symboliques, pour les décoder et pour rendre intelligible leur sens plus ou moins sous-jacent.

L’anthropologue et le psychanalyste ont aussi pour objet commun l’altérité. L’anthropologue tente d’analyser la pensée de l’autre sans toujours éviter de l’idéaliser ; quant au psychanalyste, s’il assimile le discours inconscient de l’individu à la présence de l’autre en soi, suivant le mot célèbre de J. Lacan ("L’inconscient, c’est le discours de l’Autre"), n’est-ce pas dire aussi que l’inconscient est un discours sur l’Autre: "Et c’est à quoi répond notre formule que l’inconscient est discours de l’Autre, où il faut entendre le "de" au sens du de latin (détermination objective) : de Alio in oratione". 82  

Ainsi, ces deux disciplines ont en commun un discours sur l’Autre qui est aussi discours de l’autre en soi, au sens d’un discours émanant d’une part inconsciente de soi, discours inconscient qui est lui-même révélateur de la relation de soi à l’autre. Et, en ce sens, "l’altérité, comme l’indique M. Kilani dans son Introduction à l’anthropologie, ne représente pas une essence, une qualité intrinsèque que certaines populations ou certaines cultures porteraient inscrite en elles. L’altérité doit être considérée comme une notion relative et conjoncturelle: on n’est "Autre" que dans le regard de quelqu’un" 83 . On voit donc que le psychanalyste et l’anthropologue font, par la nature même de leur discipline respective, l’expérience de l’altérité et que cette expérience est primordiale pour l’un comme pour l’autre. La pratique "de terrain" représente aux yeux d’un anthropologue comme Levi-Strauss un moment crucial de son éducation, avant lequel il pourra posséder des connaissances discontinues, qui ne formeront jamais un tout, et après lequel seulement ces connaissances "se prendront" en un ensemble organique, et acquerront soudain un sens. Et l’anthropologue d’ajouter que cette expérience présente de grandes analogies avec celle du psychanalyste: "c’est aujourd’hui un principe universellement admis, que la pratique de la profession analytique requiert une expérience spécifique et irremplaçable qui est celle de l’analyse elle-même [...]. Pour l’anthropologue, la pratique du terrain constitue l’équivalent de cette expérience unique" 84 .

Mais, plus profondément encore, psychanalyse et anthropologie se rencontrent sur le terrain du symbolique. Pour l’anthropologue comme pour le psychanalyste, le symbolique est l’axe fondamental de la structuration culturelle et personnelle. La découverte d’une fonction symbolique conçue comme loi ou comme système organisant et structurant, dans une large mesure de façon inconsciente, les sociétés humaines amènent C. Levi-Strauss à avancer, dans son Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss 85 l’idée d’une prévalence du signifiant sur le signifié : "Les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié". C’est une telle idée qui, de l’aveu même de J. Lacan, conduisit celui-ci à reprendre sa lecture de Freud et à repenser tout l’édifice théorique de la psychanalyse: "Si je pouvais caractériser le sens dans lequel j’ai été soutenu et porté par le discours de Claude Levi-Strauss, je dirais que c’est dans l’accent qu’il a mis [...] sur ce que j’appellerai la fonction du signifiant, au sens qu’a ce terme en linguistique, en tant que signifiant je ne dirai pas seulement, se distingue par ses lois, mais prévaut sur le signifié à quoi il les impose" 86 . Ainsi, le symbolique apparaît au psychanalyste et à l’anthropologue, comme un principe qui structure en les mobilisant les individus ou les groupes et "devient à lui seul un système de rapports, efficace dans son fonctionnement, modifiant le réel" 87 .

Si l’on applique de telles conceptions à l’oeuvre littéraire et à sa lecture, nul doute que l’oeuvre apparaîtra d’une part comme un objet que les outils et les concepts de la psychanalyse et de l’anthropologie se permettent de décrire: tout à la fois oeuvre d’imagination, produit d’un inconscient humain personnel et culturel, révélateur d’une relation à l’autre. Nul doute que l’oeuvre littéraire apparaîtra d’autre part comme un objet à travers lequel peut s’analyser et s’élucider la psychologie des individus (ou des sociétés) mais encore, et à l’extrême, comme un instrument qui peut contribuer à la structuration symbolique de l’homme individuel (ou collectif). Dans cette perspective, on ne s’étonnera pas que certains auteurs se soient fait une spécialité de l’analyse psychologique à travers celle de leurs personnages: songeons à Stendhal et à ses héros s’auto-analysant, sinon avec une égale lucidité, du moins avec une évidente volonté de s’expliquer à eux-mêmes leurs raisons; songeons à Paul Bourget, subordonnant son art et sa technique à un réalisme psychologique minutieux, allant jusqu’à l’extrême rigueur d’une « anatomie morale ». On ne s’étonnera pas non plus que l’on ait pu considérer la littérature comme un moyen de développer la formation psychologique et humaine des adolescents. Création symbolique, la littérature se donne à lire comme un principe structurant, mobilisateur et donc formateur. Nul doute, à cet égard, que la lecture et l’étude d’un roman tel qu’Un jardin sur l’Oronte de M. Barrès ne remplisse une fonction fondamentale auprès de jeunes lycéens en formation. Quand ceux-ci ne retiendraient, plus ou moins consciemment, à travers les personnages de Guillaume et d’Oriante que les traits ou les comportements définissant une certaine psychologie masculine et caractérisant une certaine psychologie féminine dans ce qu’elles ont de spécifique, les élèves auraient appris quelque chose de l’homme à travers leur lecture.

Mais une autre perspective permet  d’entrevoir , à un autre niveau d’approche, le rapport entre anthropologie et psychologie et d’envisager plus fondamentalement et plus systématiquement la lecture d’une oeuvre littéraire. Cette autre aperception du rapport nous est donnée par l’analyse du comportement des individus dans une culture définie. C’est ainsi que l’anthropologie à dominante psychologique, dans l’école dite culturaliste, s’est intéressée à la manière dont les individus d’une même société intériorisent les comportements institutionnalisés comme des modèles. Les anthropologues de l’école américaine 88 ont cherché en particulier à isoler dans une société donnée, au-delà des réalisations ou des actualisations proprement individuelles, des traits psychologiques communs, correspondant à une même « personnalité culturelle de base ». Appliquée à l’oeuvre littéraire, une telle conception anthropologique de la personnalité humaine correspond aux efforts de lecture qui ont permis de dégager, à travers l’histoire de la littérature, l’existence de types humains comme « l’honnête homme » au XVIIe siècle, « le dandy » au XIXe siècle, « le dilettante » au début du XXe, etc... Les figures littéraires elles-mêmes proposées dans l’oeuvre ne constitueraient-elles pas un ensemble représentatif de la société du temps de l’écrivain et de sa culture?

Ainsi, la comparaison entre les deux disciplines des Sciences Humaines que sont l’anthropologie et la psychanalyse nous a permis de définir de multiples démarches ou procédures communes qui pourraient trouver tout naturellement un objet d’application commun dans l’oeuvre littéraire. Si la littérature peut être ainsi l’objet d’une approche psychanalytique ou d’une lecture anthropologique, comment s’étonner que les psychanalystes et les anthropologues aient choisi pour fonder leur système théorique ou pour valider leur démarche méthodologique des mythes empruntés à la littérature ou illustrés par des oeuvres littéraires majeures?

Notes
79.

Lewis (I.), Ecstatic Religion : An Anthropological Study of Spirit Possession and Shamanism, London, Penguin, 1971.

80.

Levy-Bruhl (Lucien), Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910.

81.

Lacan (Jacques), Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.167.

82.

Ibid. p.814

83.

Kilani (Mondher), Introduction à l’anthropologie, op.cit. p.27.

84.

Lévi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, op.cit. p 409.

85.

Lévi-Strauss (Claude), Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Paris, PUF, 1960, p.XXXII.

86.

Lacan (Jacques), Séminaire II, Paris, Le Seuil, 1977, p. 46-48.

87.

Clément (Catherine), Anthropologie et psychanalyse, in L’Anthropologie : science des sociétés primitives ?, Paris, EP, 1971.

88.

Voir en particulier Bénédict (Ruth), Pattern of culture, Boston, Hougthon Mifflin, 1934.