2.6.5. Linguistique et anthropologie du texte littéraire.

Ces deux disciplines, nées à la fin du XIXième siècle, ont eu des démarches parallèles et ont très tôt établi des relations interactives au point qu’on parle aujourd’hui d’une anthropologie linguistique. De même que c’est à partir de la découverte des autres langues et de leur étude comparée qu’a pu s’édifier l’appareil méthodologique de la linguistique, de même c’est à partir de l’observation des autres cultures et du rapprochement de leur analyse qu’a pu se construire le discours théorique d’une science des cultures et de l’anthropologie. Définies de la sorte comme deux disciplines de la comparaison, l’anthropologie et la linguistique étaient trop proches heuristiquement pour ne pas coopérer. Une telle proximité s’est de fait concrétisée dans des collaborations fructueuses entre anthropologues et linguistes, prenant, entre autres, pour objet l’oeuvre littéraire. Qu’on songe en particulier aux travaux communs de l’anthropologue C. Levi-Strauss et du linguiste R. Jakobson pendant la seconde guerre mondiale et pendant les décennies qui ont suivi. Certains chercheurs comme Sapir (1884-1939) et Whorf (1897-1941) ont même poussé la conjonction des deux disciplines jusqu’à devenir à la fois linguistes et anthropologues. Selon ces deux derniers auteurs, la langue, préexistant à la pensée des individus, détermine la manière dont ils organisent et modèlent leurs idées, leur expérience et leurs représentations du monde. Le système linguistique, organisant de façon spécifique les catégories de la pensée telle que le temps ou l’espace, crée, chez les individus, un mode de relation au réel particulier, à tel point que Whorf a pu écrire que le langage « est avant tout une classification et une réorganisation opérées sur le flux ininterrompu de l’expérience sensible, classification et réorganisation qui ont pour résultat une ordonnance particulière du monde » 89 . Ainsi, dans ses variétés d’usage, la langue traduit autant les différences sociales et les hiérarchies que les différences cognitives : les différents niveaux de langue par exemple ne seront pas seulement perçus comme des indicateurs d’identité sociale par le récepteur, mais aussi comme des indicateurs d’appropriation et de construction systématique du monde réel.

Ainsi conçu, le système linguistique n’est pas éloigné du système culturel, dont il est l’expression la plus achevée. La culture, pour C. Levi-Strauss, « possède même une architecture similaire à celle du langage » 90 . Le système culturel peut être dès lors analysé de la même manière qu’un système linguistique, ayant ses signes pourvus de sens et fonctionnant suivant certaines règles, ce qui définit en propre le code d’une langue. On comprend mieux ainsi la raison profonde qui a pu déterminer C. Levi-Strauss à emprunter à la phonologie linguistique de R. Jakobson son modèle théorique et à l’appliquer au domaine de la culture pour interpréter et expliquer les données observables sur le terrain ou dans les documents ethnologiques analysés. Les phénomènes de parenté, par exemple, sont traités par l’anthropologue comme des « phénomènes du même type que les phénomènes linguistiques » 91 . A partir de telles conclusions, ont pu, de fait, se construire des dispositifs, des concepts, des procédures allant même jusqu’à des productions communes. L’analyse du sonnet « Les Chats » de Baudelaire est un exemple de cette collaboration entre anthropologie et linguistique. La lecture du commentaire à quatre mains de C. Levi-Strauss et de R. Jakobson ne laissant en rien transparaître la spécificité de l’apport de l’un ou de l’autre des deux auteurs, on peut juger par là du degré de connivence atteint.

Si l’on applique à l’oeuvre littéraire ces conceptions empruntées à la linguistique et à l’anthropologie, on définira l’oeuvre littéraire tout à la fois comme un fait de langue et comme un fait de culture. Fait de langue, l’oeuvre littéraire est en effet, dans une large mesure, le produit d’un système linguistique et comporte, comme tel, un système homogène de compréhension et d’élucidation du réel, dont la saisie est plus ou moins consciente de la part du producteur et de la part du récepteur. Le lecteur trouve dans la démarche linguistique initiée par Saussure un processus rigoureux, lui permettant d’élucider ce rapport au réel tel qu’il a pu être entrevu par l’auteur et tel que lui-même est capable de le lire. Le lecteur qui adopte ainsi la démarche linguistique ne cherchera plus le sens et la fonction du texte et de ses éléments dans l’histoire mais s’emploiera à construire le texte comme un système de relations. Dans une telle perspective, il lui aura fallu ne plus s’arrêter aux seuls faits de surface mais considérer l’infrastructure profonde de l’œuvre, où se jouent, à travers des relations qui unissent et opposent ses éléments fondamentaux, les enjeux primordiaux du sens.

L’oeuvre littéraire peut être également lue comme un fait de culture, à partir des méthodes élaborées par les linguistes et les anthropologues. Si l’on définit la culture, prise dans son sens anthropologique, comme un système acquis par un groupe (ou par un individu à l’intérieur d’un groupe), lui permettant de s’identifier, de parler de lui-même et de s’humaniser, système constitué d’un ensemble de comportements conscients ou inconscients, d’un ensemble de signes symboliques, manifestant sa représentation spécifique du monde, nombreux sont les éléments appartenant en propre à l’oeuvre littéraire qui permettent de la définir comme un fait anthropologique, ainsi que nous l’avons montré plus haut, et comme un objet de culture.

Une telle mise en relation, dans le texte, entre le langage, pris comme action au sens où l’entend Malinowski, et la société qui y produit sa culture, permet de constituer cet objet comme « un objet théorique nouveau » 92 , c’est à dire comme un fait de culture, au sens anthropologique du terme. La mise en évidence, dans le texte et par lui, des multiples facettes et dimensions de la culture et de leur enchevêtrement est telle que certains anthropologues, comme C. Geerts, n’ont pas hésité à assimiler la culture elle même à un texte. C’est ainsi que, s’appuyant sur les points de vue de P. Ricoeur 93 , l’anthropologue américain en vient à considérer le travail de l’ethnologue ou de l’anthropologue à l’égal de celui d’un philologue ou d’un exégète, intéressés à rendre lisible le sens inscrit dans un texte devenu hermétique. Ce que fait un ethnologue ou un anthropologue est-il tellement différent de « ce que fait essentiellement un philologue, qui est un auteur secondaire, [et qui] est de réinscrire : interpréter un texte avec un texte » 94 ?

Une telle entreprise n’est-elle pas celle du texte? S’il est vrai que l’oeuvre littéraire est un fait anthropologique, s’il est vrai qu’elle est à la fois l’expression et le révélateur d’une culture, s’il est vrai que l’anthropologue n’est autre qu’un bon lecteur des cultures, est-elle, dès lors, si inconcevable et si inconvenante, notre proposition d’une lecture anthropologique de l’oeuvre littéraire?

Notes
89.

Whorf (Benjamin Lee), Language, Thought and Reality, New York, Wiley and sons, 1958. (Linguistique et anthropologie, Paris, Denoel/Gonthier, 1969, pour la traduction française).

90.

Lévi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, op. cit., p. 78.

91.

Ibid., p .41.

92.

Ducrot (Oswald), Todorov (Tzvetan), Dictionnaire des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1972.

93.

Ricoeur (Paul), Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, 1971, pp. 183-211.

94.

Geerts (Clifford), Local Knowledge, Further Essays in Interpretative Anthropology, New York, Basic Books Inc., 1983 (Savoir local, savoir global, les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, pour la traduction française), p. 43.