2.6.6. Psychologie cognitive, pensée symbolique et anthropologie du texte littéraire.

Une partie importante de la réflexion des anthropologues, confrontés à des sociétés de tradition orale, a concerné le mythe. La distinction théorique établie par la première génération d’entre eux entre la pensée rationnelle et la pensée symbolique a été depuis lors largement généralisée à l’ensemble des communautés humaines, l’anthropologue ayant découvert, au contact de sa propre société, combien la pensée symbolique ou mythique dite « primitive » ou « prélogique » 95 et la pensée rationnelle coexistent dans toute société humaine, même contemporaine. « Peut-on affirmer que la société industrielle moderne vit en dehors du mythe et de l’imaginaire parce qu’elle a développé à un degré inouï la pensée scientifique? La persistance des modes de pensée traditionnels dans plusieurs formes d’expression contemporaines nous permet d’en douter » 96 . Qu’il s’agisse d’un retour du sacré, d’un renouveau des pratiques magiques ou irrationnelles, 97 ou d’une créativité artistique faisant appel à des mythes privilégiant des formes irrationnelles, comme l’a si bien montré R. Barthes dans Mythologies 98 , bien des analogies existent entre les sociétés dites primitives et les sociétés modernes, à tel point que l’on peut se demander si la pensée symbolique n’est pas un phénomène caractéristique de toutes les sociétés humaines et, pour tout dire, une catégorie anthropologique universelle.

Cette reconnaissance de deux modes de pensée de l’homme étant établie, il convient de s’interroger sur le statut du mythe dans les sociétés humaines. A ce sujet, Durkheim disait déjà : « c’est un difficile problème qui demande à être traité en lui même, pour lui-même et d’après une méthode qui lui soit spéciale » 99 . Pour résoudre une telle question, certains anthropologues, tel C.R. Hallpike 100 , ont été tenté d’emprunter à J. Piaget son modèle du développement mental et cognitif de l’enfant en particulier le deuxième stade de ce développement représenté par l’acquisition de la pensée subjective appelée aussi « pensée symbolique » et que caractérise également la présence du mythe. Tandis que G. Roheim et C. Jung proposent une interprétation psychanalytique du mythe, M. Eliade, dans une approche plus phénoménologique, l’analyse comme l’expression d’une dimension religieuse de l’homme et de sa constante nostalgie des origines 101 . L’anthropologue C. Levi-Strauss, quant à lui, fait une lecture structurale du mythe, en s’efforçant d’en découvrir les propriétés inhérentes et intrinsèques 102 . A partir de cette approche structurale, qui met en évidence des relations entre les éléments significatifs du mythe, l’anthropologue montre que chaque mythe, en se servant de réalités en apparence étrangères les unes aux autres instaure la culture dans une position de médiation entre la nature et le monde des puissances suprahumaines. Le mythe ainsi décrit dit symboliquement la situation de l’homme dans le monde et lui permet de se concevoir comme un être de culture, certes établi dans la nature mais capable d’instaurer des lois et des règles autres que celles du monde naturel. Comme on le voit, même si le mythe semble, à première analyse, à l’opposé du discours scientifique, il est possible d’en parler sans renoncer à la rationalité.

Mais une autre dimension du mythe mérite d’être rappelée ici. En tant que récit des origines, il a une fonction essentielle, qui est d’instaurer et de fonder. « Toute histoire mythique relatant l’origine de quelque chose présuppose et prolonge la cosmogonie. Du point de vue de la structure, les mythes d’origine sont homologables au mythe cosmogonique. La création du Monde étant la création par excellence, la cosmogonie devient le modèle exemplaire pour toute espèce de « créations » » 103 . Si le mythe ou ses éléments sont si souvent reproduits consciemment ou inconsciemment, c’est qu’ils ont le pouvoir fondamental de générer et de fonder la culture. Comme l’ont démontré M. Eliade et M. Griaule, le mythe imprègne de ses archétypes fondamentaux l’ensemble des représentations de l’homme dans une société. Au nombre de ces représentations réitérant le modèle du mythe fondateur d’une culture, figure incontestablement la littérature.

Ainsi, le mythe apparaît bien comme l’expression d’une part essentielle de l’être humain, qu’il soit individuel ou collectif, qu’il appartienne à une culture traditionnelle ou technicisée. Cette dimension de l’homme ne peut être appréhendée qu’à travers le discours symbolique que revêt le mythe, lequel n’est certes pas réductible au discours scientifique mais n’en justifie pas moins un discours rationnel, objectivant, décryptant le savoir spécifique que seul le mythe peut détenir sur l’homme.

Et l’oeuvre littéraire, se trouve ainsi éclairée d’un nouveau jour par les différentes approches que les anthropologues ou les chercheurs en Sciences Humaines ont proposées du mythe. L’oeuvre littéraire, à l’égal du mythe, ne contient-elle pas une part de rationalité et d’irrationnel, à l’égal du mythe n’est-elle pas le fait d’une culture, et ne se fait-elle pas récit symbolique explicitateur et révélateur de la relation d’un type d’homme au monde? L’anthropologue peut-il, dès lors, ignorer l’oeuvre littéraire, s’il est vrai qu’elle a toutes les caractéristiques des mythes et qu’elle se définit, dans sa nature même, comme un fait anthropologique? L’enseignant de lettres, chargé de la transmission d’une culture, peut-il, aussi, ignorer le mythe et la dimension anthropologique de l’œuvre, dans la mesure où, si notre analyse est exacte, cette dimension a bien en elle-même et par les élucidations auxquelles elle peut donner lieu, un caractère formateur et fondateur?

Notes
95.

Voir Levy-Bruhl (Lucien), La Mentalité primitive, Paris, Alcan, 1933.

96.

Kilani (Mondher), Introduction à l’anthropologie, op.cit. pp. 134-135.

97.

Voir, à ce sujet, Le défi magique, Acte du Colloque International tenu à Lyon en Mars 1992, Lyon, PUL, 1994.

98.

Barthes (Roland), Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957.

99.

Durkheim (Emile), cité par C.Lévi-Strauss in Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.

100.

Hallpike (C.R.), The foundation of primitive thought, Oxford, Clarendon Press, 1979.

101.

Eliade ( Mircea ), Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1949, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.

102.

Lévi-Strauss (Caude), Anthropologie structurale, chap. XI, « La structure des mythes », op.cit. pp. 227-255.

103.

Eliade (Mircea), Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 35.