Chapitre 3. De l’anthropologie de la lecture à la lecture anthropologique, ou des conditions de l’apprentissage de la lecture en lycée et des enjeux de celui-ci

« What constitute an anthropological study is not where or among what sort of people it is done but what is being studied and how it is being studied »
Edward E. Evans – Pritchard Foreword to J.A. PITT – Rivers, The people of the Sierra, London, Weidenfeld and Nicolson, 1954 : X.

Le précédent chapitre avait pour objet de traiter de l’anthropologie du texte, dans le cadre de l’anthropologie et de ses sciences connexes. Ce chapitre a montré que de multiples liens, tant dans le domaine de la théorie que dans celui de la pratique, existaient entre les disciplines des Sciences Humaines. On s’attendrait donc à trouver dans le discours sur l’œuvre littéraire et dans la pratique de sa lecture en lycée, au moins un écho de ces préoccupations convergentes. Or, dès le premier chapitre, il est apparu que les enseignants et l’institution, étaient loin d’avoir intégré ces apports, pourtant décisifs.

Il est vrai que l’attention s’est portée, dans ces derniers décennies, sur la complexité de la tâche enseignante, et spécialement sur la complexité de l’apprentissage.

Les lignes qui suivent vont rappeler des éléments de cette complexité, avant d’analyser l’acte d’apprentissage de la lecture à la lumière de l’anthropologie.

L'acte d'apprentissage de la lecture au lycée se définit donc par sa complexité. L’enseignant, pour parer au plus pressé et en suivant les propositions de la pédagogie par objectifs peut faire une liste des capacités que doit développer le lycéen, ainsi qu'une liste de celles qu'il est censé avoir acquises par le passé et qui sont donc des pré-requis.

Il se rappellera d'abord que les élèves doit avoir acquis les pré-requis suivants :

De tels pré-requis à l'acte de la lecture, dont la maîtrise par l’élève est à vérifier par l’enseignant, trouveront à se réinvestir et à se renforcer dans les activités d'apprentissage de la lecture de l'oeuvre complète, qui sont le propre des classes de lycée.

Acquérir la compétence de lecteur d'une oeuvre complète nécessite, pour un élève de lycée et a fortiori pour un étudiant de premier cycle universitaire, la maîtrise raisonnée de capacités qui peuvent s'observer et s'évaluer à travers un ensemble de comportements significatifs. Ces comportements, que l’enseignant provoquera, et auxquels on peut donner le nom d'indicateurs de compétences, correspondent à autant d’objectifs de l’apprentissage :

  1. Savoir rechercher et découvrir, à l'aide d'une multiplicité de méthodes, le sens qui habite le texte et l'œuvre,
  2. Savoir explorer les zones d'ombre de l'œuvre,
  3. Savoir dévoiler tous les possibles pour découvrir le sens caché d'un texte ou d'une œuvre,
  4. Savoir déployer la multiplicité des significations d'un texte dans leur pertinence et savoir faire apparaître la cohérence de leurs rapports,
  5. Savoir faire exister, de façon consciente et raisonnée, la complexité du texte,
  6. Savoir retrouver, dans le texte, les contextes qui ont présidé à son élaboration,
  7. Savoir découvrir, à partir des différentes significations d'un texte, la structure interne de celui-ci,
  8. Savoir découvrir l'appartenance de l'oeuvre ou du texte à une thématique, à une symbolique et à une mythologie culturelles,
  9. Savoir en déduire l'appartenance de l'oeuvre à un système culturel et dégager les caractéristiques de celui-ci,
  10. Savoir se construire comme un être de culture conscient, dans l'identification du mythe sous-jacent à l'œuvre lue,
  11. Savoir prendre conscience du retentissement d'une oeuvre sur soi-même,
  12. Savoir produire un discours sur le texte et sur l'oeuvre en rendant manifestes la pluralité et la complexité des significations et de l’inscription culturelle de celui-ci.

Cette complexité des objectifs de la lecture se justifie ,à ce niveau, par la plus grande maturité et la plus grande expérience du lecteur, ainsi que par la difficulté croissante des textes proposés à sa lecture, en second cycle, ou à 18 ans. La lecture ne signifie plus seulement rendre compte du sens évident d'un texte, mais équivaut souvent à le décrypter, à en explorer les zones d'ombre, à déployer la pluralité des sens, dans la spécificité de chaque lecture approchante et dans les convergences que ces différentes lectures rendent possibles.

Si l'on veut bien admettre, en cet endroit, que le sens des textes est loin d'être une donnée saisissable immédiatement et que l’explication de ceux-ci implique que soient construites par le lecteur leurs interprétations, il faut aussi ajouter, à la complexité déjà nommée, la complexité de la situation dans laquelle s’inscrit l’apprentissage de la lecture.

Cette situation complexe est liée :

  1. à la diversité des intérêts et des projets personnels des élèves,
  2. à la multiplicité ou à l'hétérogénéité des niveaux précédemment acquis,
  3. à l'image plus ou moins dévalorisée de la lecture et de l'objet littéraire,
  4. au manque de maîtrise par l'élève des méthodes de lecture,
  5. à la complexité de certains outils d'analyse,
  6. à l'absence d'autonomie des élèves dans leur approche des textes ou de leur lecture,
  7. au manque d'attention et de rigueur dans l'observation des faits constitutifs d'un texte,
  8. à la sensibilité ou à l'affectivité liées à l'oeuvre ou... à l'enseignant qui peuvent modifier positivement ou négativement le rapport à l'objet textuel.

Compte tenu de la complexité de la situation ci-dessus décrite, il convient non seulement de reprendre l’analyse de l’apprentissage de l’acte de la lecture dans ses différentes dimensions, mais aussi de redéfinir les enjeux de cet apprentissage à la lumière de l’anthropologie.

Nous proposerons alors une définition provisoire de ce que nous désignons par les termes « lecture anthropologique ».