3.1. L'apprentissage de la lecture de l’oeuvre littéraire, un fait complexe et un fait anthropologique.

3.1.1. L'acte de lecture de l’oeuvre littéraire, un fait complexe.

Nous avons écrit plus haut que l'acte de lecture de l’œuvre littéraire était compliqué par la multiplicité des activités que cette lecture mobilise diachroniquement et synchroniquement. Cette description de l'activité de lecture ne suffit à rendre compte ni de la nature même de l'acte de lecture, ni de la complexité des enjeux qui le traversent.

En effet, réduire l'acte de lecture à une activité lexique reviendrait à réduire la lecture à une simple visualisation, tout au plus à une production de sons articulés ou à une restitution du sens, dans une large mesure inconsciente des enjeux, ou à un commentaire sur l'aspect fini de l'oeuvre lue. Une telle réduction oublierait que l'acte de lecture de l’oeuvre littéraire dont nous nous occupons se situe également dans le cadre d'un apprentissage.

Modéliser le système de cette lecture, en faisant apparaître, dans cette modélisation, les acteurs et les relations entre ces acteurs aux différents niveaux de leur intervention, permettra de mieux saisir la complexité de l'acte de lecture et de ses enjeux en situation d'apprentissage.

Au premier niveau, qui est celui de l'institution scolaire, nous retrouvons le schéma, devenu classique, du triangle didactique 104 , appliqué ici à l'apprentissage de l'acte de lecture de l’œuvre littéraire.

A ce premier niveau, nous replaçons aux pôles, trois statuts : celui du professeur, lui qui a en charge l'enseignement, selon les critères académiques ; l'élève, ou les élèves, les lycéens qui , dans le programme scolaire de l'année, ont des oeuvres à lire et à commenter ; le livre, le texte ou l'oeuvre, considérés comme objet contenant des savoirs d'enseignement, se présente comme le support d'évaluation et d'intégration, figuré au sommet du triangle.

Au deuxième niveau, qui est celui de la didactique, on retrouve les trois acteurs, ou facteurs, précédemment cités, désignés dans leurs attributions spécifiques à ce niveau, soit :

Le professeur est, à ce niveau précis, celui qui enseigne, celui qui maîtrise les stratégies didactiques, qui organise le plan de formation, qui met en place les dispositifs, qui gère les séquences pour l'apprentissage de la lecture et la découverte du livre. L'apprenant est l'élève qui est enseigné, celui qui doit s'approprier savoirs et savoir-faire proposés, en relation avec ses propres projets et objectifs de formation. Il est aussi celui qui est susceptible de trouver intérêt à l'objet à lire. L'objet à lire est le livre qui est reconstruit par l'acte de lecture, à partir des méthodologies mises en place, chaque méthode produisant son propre objet.

Au troisième niveau, qui est celui de l'initiation culturelle et anthropologique, les acteurs ou les facteurs sont désignés dans des attributions particulières à ce niveau d’observation :

A ce niveau, le professeur devient initiateur, celui qui transmet et fait découvrir les enjeux implicites de l'oeuvre à l'adolescent initié, entre autres ceux qui relèvent de l’intégration sociale et culturelle, de l’ouverture aux questions du sens, etc… L'élève qui a le statut d’initié va découvrir à travers l’œuvre les manifestations d'un être de culture qu'est l'auteur, les manifestations de la culture à laquelle ils appartiennent l'un et l'autre, les codes culturels qui sous-tendent la société et le système éducatif dans lesquels ils vivent.

Au quatrième niveau, le niveau d'achèvement, le professeur est renvoyé à son statut de lecteur-modèle à imiter ; l'élève atteint le statut de lecteur-modèle, dans le sens où l'entend Umberto Eco, c'est-à-dire "cet opérateur capable de mettre en acte, dans le temps, le plus grand nombre possible de lectures croisées." 105 Ce lecteur-modèle est capable, à partir de l'encyclopédie construite, de lire une oeuvre dans la multiplicité des sens qui la traversent et dans son rapport au système culturel dont elle relève. Le livre, à ce niveau, n'est plus seulement objet à lire, ni même objet culturel ; il est restitué dans sa dimension d'oeuvre d'un auteur et de la culture qui l'a produite. Ce que nous modélisons ainsi :

A partir de là, il convient de s'interroger sur les relations qui lient les différents éléments du système, à ses différents niveaux, telles qu'elles apparaissent à travers les modèles successivement élaborés.

Si l'on prend, au départ de notre analyse, la base du triangle qui symbolise les relations entre les deux acteurs, professeur et élève, on constate que ces relations sont de différentes natures, suivant que l'on se place au niveau institutionnel, au niveau didactique, au niveau éducatif ou au niveau d'échange culturel. C'est bien l'institution qui, au départ, légitime et encadre la formation dispensée par le lycée, ceci à travers la loi, les instructions officielles, les statuts, les programmes et les inscriptions... Au niveau didactique, le didacticien entre dans une relation de formation avec l'apprenant, dans laquelle il est médiateur des savoirs et savoir-faire qu'il permet de s'approprier à l'apprenant, en mettant en oeuvre des situations adéquates.

Au niveau éducatif, le professeur devient un initiateur, qui favorise la formation de l'élève aux dimensions culturelles de l'objet à lire, qui est texte culturel et peut devenir prétexte à cette initiation, en raison de sa nature propre.

Au niveau des échanges culturels, le rapport n'est plus d'initiation, il laisse l'autonomie à l'initié, l’enseignant peut alors favoriser des rapports développant la connaissance mutuelle ou réciproque des patrimoines culturels communs ou respectifs.

Si maintenant on analyse les relations qui relient le pôle professeur au pôle livre/texte, on constate que, là aussi, les relations sont de nature différente suivant le niveau où l’on se place.

Au niveau institutionnel, il existe entre le professeur et le livre un rapport qui relève du domaine du savoir. Les diplômes attestent que le professeur dispose des savoirs qui lui permettent, au collège et au lycée, de parler de l'univers du livre, qu'il est expert en méthodes et en connaissances culturelles. Ses savoirs relèvent de l'histoire littéraire, de la connaissance des auteurs, des genres, des périodes, des mouvements, des théories sur le texte et de la rhétorique.

Au niveau didactique, le modèle décrit le rapport aux savoir-faire et aux méthodologies qui existe entre le didacticien et l'objet à lire. Le didacticien s'emploie à mettre en place les conditions d'appropriation des méthodes liées aux théories, méthodes qui permettent de construire l'objet à lire et de rendre compte de cet objet par écrit ou par oral.

Au niveau éducatif, l'initiateur maîtrise et fait découvrir les axiologies qui structurent en profondeur l'oeuvre saisie comme objet culturel. Il sait, pour lui-même, découvrir les significations implicites et sait apprendre à l'initié le repérage des valeurs propres à l’œuvre et leurs questionnements éventuels.

Au niveau des échanges culturels, le lecteur-modèle qu'est le professeur, compte tenu de sa formation et de ses lectures, sait vérifier, d'une façon intégrée, non spontanée dans sa compétence de lecteur, les hypothèses de lecture qui décrivent le rapport entre l'oeuvre et la culture et qui reconnaissent, dans une oeuvre nouvelle, l'empreinte culturelle et sa valeur littéraire. 106

Enfin, si l'on prend en compte les relations qui s’établissent entre le pôle élève au pôle livre/texte, on constate, là encore, des différences entre celles qui existent aux niveaux respectifs.

Au niveau institutionnel, l'élève est défini comme celui qui doit découvrir et suivre un apprentissage organisé pour parvenir à lire un livre ou un texte de façon autonome. L'accent est mis sur l'incompétence de l'élève, qui ne sait pas et ignore encore qu’il ne sait pas.

Au niveau didactique, le rapport entre l'objet/texte et l'élève s'instrumentalise à travers les diverses méthodes du texte. De la situation d'incompétence consciente où l'apprenant prend conscience de ses difficultés à interpréter et à rendre compte de l'objet à lire dans chacune des approches, il passe progressivement à une phase de compétence consciente, mais limitée, appliquant consciencieusement les démarches proposées et apprises. 107

Au niveau éducatif, l'élève s'initie à la signification globale de l'oeuvre dans son rapport à la culture et à l'axiologie. Il s'y exerce, jusqu'à acquérir une compétence, la plus raisonnée et la plus autonome possible, jusqu'à développer réflexivité et discernement et jusqu'à appréhender, dans une perspective anthropologique et culturelle, l'objet à lire.

Enfin, au niveau culturel, l'élève, devenu lecteur-modèle, s'exerce de façon autonome, à partir de tous les comportements acquis, grâce à des exercices répétés de lecture et d'auto-formation, à vérifier les hypothèses émises en première lecture et à échanger avec d'autres lecteurs, qu'il s'agisse de ses condisciples ou de son ancien maître, au point d'en arriver à une compétence tellement assimilée ou intégrée qu’elle paraît inconsciente...

L'analyse ainsi menée souligne plus encore la complexité de l'acte de lecture et la complexité de son apprentissage. La modélisation obtenue et le commentaire qui l'accompagne font apparaître deux niveaux peu pris en compte dans l'approche textuelle et souvent ignorés dans les instructions officielles et qui sont pourtant anthropologiquement fondés, à savoir les niveaux nommés ici « éducatif » et « culturel ».

Notes
104.

Chevallard (Yves), La transposition didactique, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1985.

105.

Eco (Umberto),. Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1979, p.75.

106.

Nous n'entendons pas par là que la valeur littéraire d'une oeuvre se mesure à son degré d'explicitation culturelle, mais par là nous attirons l'attention sur le lien qui existe entre culture au sens anthropologique, littérarité et corpus littéraire retenu.

107.

Coureau (Sophie), Les outils d'excellence du formateur, Paris, ESF, 1993.