3.3.2. Application sommaire d’une lecture anthropologique à l’œuvre de J. Gracq, Le roi pêcheur.

Sans qu’il soit besoin ici de nommer dans le détail, les signes et les significations de la pièce de J. Gracq, nous choisissons, pour cette première illustration de la démarche, de proposer une interprétation anthropologique générale du roi pêcheur.

L’œuvre dramatique de J. Gracq constitue la représentation, en ce siècle, d’un refus du mortifère , quels que puissent être l’éclat et la force des tentations de celui-ci. L’auteur, empruntant au mythe fondateur du christianisme et à sa variante médiévale qu’est le mythe du Graal, ses formes, ses symboles, ses structures significatives, donne sens, à travers ce mythe, aux différentes dimensions reconnaissables dans l’œuvre, lesquelles témoignent, à l’aide des signes qui y sont liées, de l’empreinte culturelle de ce mythe. C’est ainsi que la vision du monde paradoxale apparente dans cette œuvre n’est pas seulement la manifestation ou l’expression d’une société, celle des années 40, hésitant entre des idéologies contradictoires, revêtues des apparences et des costumes médiévaux. Cette vision du monde, dans son caractère paradoxal , est signe que cette société a elle-même pour assise et pour référent culturels le récit symbolique fondateur dont cette pièce constitue une nouvelle représentation. C’est ainsi que la forme paradoxale des formules syntaxiques, telles que «tout ce qui est éclairé porte une ombre », n’est pas seulement la manifestation formelle des relations internes qui constituent le système structurel et signifiant de l’oeuvre. Cette formulation paradoxale peut être lue comme la mise en discours d’un schème culturel qui relie l’univers sémantique de l’œuvre à l’univers sémantique d’une culture. C’est ainsi également que le mythe personnel qui s’exprime dans l’œuvre n’est pas seulement la manifestation des structures profondes de la personnalité intime de l’auteur, soit le choix formulé par lui d’un inachèvement consenti. Ce mythe personnel, dans son caractère lui-même paradoxal, est aussi le signe que la personnalité qui l’a formulé a pour référent et pour modèle structurel fondamental le mythe emprunté au Christianisme. Dans cet inachèvement, on peut aisément reconnaître, en effet, une variante de l’archétype « Mort et Résurrection », dans la mesure où un tel inachèvement n’a d’autre sens, en l’occurrence, que celui d’une capacité à vivre et d’une potentialité indéfectible et toujours inépuisée.

Comme on voit, la lecture anthropologique rejoint les fondements culturels de l’œuvre, de la société qui l’a produite et de l’auteur qui l’a écrite. Une telle lecture ne réduit pas pour autant son domaine de compétence aux seules significations, lesquelles ne peuvent être, d’évidence, élaborées qu’à partir des signes et des relations structurelles qu’ils présentent entre eux et que l’auteur a consciemment ou inconsciemment mis en jeu et en œuvre. De tels signes ont, eux aussi, une nature anthropologique et culturelle et font, à ce titre, sens dans une culture donnée, même si, par leur nature culturelle, ils ont aussi une dimension qui dépasse la culture de référence.

La signification surréaliste qu’André Breton donnait de la pièce dans une lettre inédite à Julien Gracq, en date du 12 avril 1949, en y voyant une « œuvre d’une vérité et d’une grandeur confondantes » donnerait un bon exemple de l’interprétation d’un signe, en l’occurrence l’œuvre de Gracq, élaborée en référence à une culture , celle du surréalisme. « Tout porte à croire qu’il existe un certain point… d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement ». Si, par cette citation du Manifeste du Surréalisme, J. Gracq reconnaît, dans son Avant-propos, le bien-fondé de l’interprétation surréaliste de son œuvre, il s’est étonné, ailleurs, de voir sa pièce réduite à cette seule signification, et ceci d’autant plus qu’elle était, pour lui, une manière de prendre congé des formes et des manifestations les plus extérieures du surréalisme. Il reste que l’accueil enthousiaste que Breton a réservé à la pièce de J. Gracq peut être lui-même interprété comme le signe flagrant des motifs culturels qui fondaient le mouvement surréaliste, motifs dont la phrase citée ci-dessus témoigne, en mettant en évidence avec ses mots et avec une particulière acuité, les formes paradoxales de la quête surréaliste.

Nous avons pu découvrir à l'occasion de ce chapitre que tout acte de lecture d'une oeuvre de la littérature constitue un fait anthropologique. Le caractère anthropologique de l'acte de lecture ressort avec évidence dans la phase d'apprentissage du lycée.

Cette phase s'apparente, dans sa réalité complexe, faite de production et de reconstruction d'un sens, faite de reconnaissance de la représentation d'un monde possible, faite de rites susceptibles de faire apparaître le mythe, à une initiation au sens plein du terme. En effet, au-delà du simple rapport institutionnel et des relations d'ordre didactique qui s'organisent entre l'enseignant, l'élève, et l'objet de la lecture dans l'apprentissage, on reconnaît les acteurs d'une initiation et d'une transmission culturelles. Parce que l'acte de lecture, et son apprentissage, sont bien des faits anthropologiques, il s'ensuit un certain nombre de conséquences que les sciences humaines, et l'anthropologie en particulier, permettent de décrire et d'appréhender comme les enjeux réels de l'apprentissage de la lecture. Une telle constatation est confirmée par l'histoire de l'apprentissage en lycée. La lecture, définie comme un acte social et comme un acte de socialisation, ne vaut que parce qu'elle permet le passage de l'attribution à une appropriation par l'élève, aussi autonome que possible, de la culture qui est la sienne et qui peut être à l'oeuvre dans l'oeuvre lue. On ne s'étonnera pas que la lecture, dont les enjeux sont ceux d'une initiation, réclame dès lors un processus rituel, d'autant plus efficace qu'il touche au domaine de la pensée symbolique et du mythe. Cette valorisation de l'apprentissage de l'acte de lecture est en elle-même une réponse possible à la demande sociale d'intelligibilité des dimensions religieuses de la culture. Elle donne enfin accès, à partir des démarches employées, à une compréhension des textes qui est d'ordre herméneutique.

Prendre conscience du caractère anthropologique du texte littéraire (chapitre 2) et prendre conscience des enjeux anthropologiques et culturels de sa lecture et de son apprentissage (chapitre 3) ne suffisent pas à faire de la lecture un acte de culture, c'est-à-dire un acte d'appropriation progressive de sa culture par l'élève. Pour cela, encore faut-il permettre à l'apprenant de découvrir la nature anthropologique du texte, de son apprentissage et des liens que ces faits ont avec sa propre culture. Pour lui permettre de percevoir cette nature anthropologique, il convient de retourner vers les méthodes du texte, fondées qu'elles sont par le discours des Sciences Humaines, et de réaliser une lecture anthropologique de cette oeuvre. Ainsi, l'acte de lecture, son apprentissage se feront révélateurs de la complexité de l'oeuvre littéraire et de son caractère anthropologique. La partie qui suit a pour objet de constituer les savoirs nécessaires à une maîtrise de la lecture anthropologique et des méthodes à mettre en œuvre par l’enseignant, conditions nécessaires, mais non suffisantes, de l'appropriation d'une culture par l'apprenant.