4.1. Présentation historique de la démarche sociocritique et des modèles qui la constituent.

4.1.1. Des origines à György Lukacs.

S’il est vrai que « le procès de la « théorie du reflet » n’est plus à faire », comme l’affirme J. Dubois 2 , s’il est vrai que ce concept a pu donner lieu à des approches du texte grossièrement réductrices, il convient de rappeler que cette théorie a été élaborée, en son temps, « de façon critique et positive, contre une certaine « science du littéraire - des phénomènes culturels en général - dans laquelle n’était pas pensé le rapport entre l’oeuvre et le monde » 3 . Contrairement à la vision traditionnelle de la littérature qui n’envisageait de relation avec le contexte environnant la production de l’oeuvre que sous la forme biographique ou dans la référence anecdotique à des faits sans portée réelle, l’idée suivant laquelle le texte est un produit qui entre dans l’ensemble des échanges socio-économiques ouvre de nouvelles perspectives et une nouvelle intelligibilité du rapport au réel. S’appuyant sur les théories de K. Marx et F. Engels, la « théorie du reflet » fait du texte une des manifestations de la superstructure qui, suivant le postulat fondamental du marxisme, se trouve, au même titre que les autres formes ou aspects de la vie sociale, déterminé par la structure économique de la société 4 . C’est ainsi qu’aux yeux des fondateurs du matérialisme historique « la façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’il sont . Ce qu’ils sont coïncide avec leur production... » 5 . On peut, certes, s’étonner de l’aspect sommaire et réducteur d’une telle approche de l’oeuvre littéraire, qui ne conçoit la production que dans un rapport de reproduction unilatérale du réel, qui ignore le caractère imaginaire de l’oeuvre et sa spécificité formelle ou esthétique, qui méconnaît, dans sa vision passive de reflet, l’oeuvre comme production, c’est à dire comme activité, ou comme « travail sur la société, que tout texte ayant une forte cohérence interne contribue à modeler » 6 . Il n’en reste pas moins que cette approche, en dépit de ses insuffisances, a eu le mérite de souligner l’ancrage de la production littéraire dans la société et dans son histoire et de désigner avec force l’insertion de l’écrivain dans un ensemble contextuel plus large. Nous ne nous attarderons pas sur les applications de la « théorie du reflet ». Signalons comme relevant de ce type d’approche l’analyse que Lénine consacre à « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe », au cours de laquelle il s’interroge sur la légitimité d’appeler « miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte » 7 .

Cependant, tandis que, dans le droit fil de la « théorie du reflet », l’analyse marxiste de la littérature se fige progressivement dans les formes du « réalisme socialiste » de Jdanov 8 et en vient jusqu’à identifier la valeur d’une oeuvre à son contenu idéologique et au caractère progressiste de ce contenu, G. Lukacs, dès 1923, met l’accent sur la nécessité d’un retour à la dialectique marxiste et hégelienne. Dans son ouvrage Histoire et Conscience de classe, il s’emploie notamment à montrer l’aliénation comme un processus de « réification » des rapports sociaux, né de la production capitaliste : « L’universalité de la forme marchande conditionne donc, tant sur le plan subjectif que sur le plan objectif, une abstraction du travail humain » 9 , d’où résultent « vision du monde » aliénée et « fausse conscience ». Cette analyse sera, quelques années plus tard, approfondie dans Balzac et le réalisme français. Prenant les Illusions perdues, comme exemple d’une peinture de la « capitalisation de l’esprit », Lukacs montre comment « depuis la production du papier jusqu’aux convictions, pensées et sentiments des écrivains, tout devient marchandises. Et Balzac ne se contente pas de constater en général les conséquences idéologiques de cette domination du capitalisme mais révèle dans tous les domaines (journaux, théâtres, maisons d’éditions) le processus concret de la capitalisation ... » 10 . S’il est vrai, comme on le voit à travers cet exemple, que G. Lukacs n’élabore pas à proprement parler un système théorique fortement construit, capable de supplanter la théorie du « reflet », sa position de rupture marquée d’avec cette conception sommaire et réductrice de l’oeuvre littéraire demeure sans doute son apport le plus important et trouve un prolongement dans la démarche et la méthode mises au point par L. Goldmann.

Notes
2.

Dubois (Jacques), Article  « La sociologie de la littérature », in Méthodes du texte, Introduction aux études littéraires, Paris, Gembloux, Duculot, 1987, pp.289-290.

3.

Delfau (Gérard) et Roche (Anne), Histoire Littérature, Histoire et interprétation du fait littéraire, Paris, Le Seuil, 1977, p.285.

4.

Cf. en particulier la célèbre formule de Karl Marx dans Contribution à la critique de l’économie politique : « le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel dans son ensemble ». Contribution à la critique de l’économie politique, Préface,1859, trad. M.Husson , Paris, Ed. Sociales, 1977, p.2.

5.

Marx (Karl), et Engels (Friedrich), L’idéologie allemande,1845, Paris, Ed. Sociales-Messidor, (Collection « Essentiel »), 1982.

6.

Delfau (Gérard) et Roche (Anne), Histoire Littérature, 1977, op. cit.,. p.287.

7.

Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov dit), Sur la littérature et l’art, Paris, Ed. Sociales, 1957, (textes choisis et présentés par J.Fréville), p.121.

8.

Voir dans Delfau, Histoire Littérature, op. cit., chapitre 15 : « Impasses et voies de l’approche marxiste ».

9.

Lukacs (Georg), Histoire et Conscience de classe, Paris, Ed. de Minuit, 1970, (trad.) (1ère édition, Berlin, 1923), p.114.

10.

Lukacs (Georg), Balzac et le réalisme français, Paris, Maspero, 1967 (trad. P.Laveau), pp.50-51.