4.1.2. Lucien Goldmann.

Ce dernier, comme de juste, n’a pas manqué de reconnaître sa dette envers le philosophe et critique hongrois, notamment dans son Introduction aux premiers écrits de G. Lukacs : « c’est à Lukacs que revient entre autres le mérite d’avoir clairement mis en lumière et par cela même rendu facilement accessibles aux chercheurs ultérieurs les principes méthodologiques fondamentaux qui régissent l’oeuvre de Marx et parmi eux en premier lieu les trois concepts les plus importants de la méthode dialectique en Sciences : ceux de structure dynamique significative, de conscience possible [...] et de possibilité objective » 11 . C’est en effet à la lumière de ces concepts et de celui, déjà évoqué, de « vision du monde » que s’élabore la réflexion théorique de L. Goldmann. Dès 1923, celui-ci, alors étudiant à Vienne, si l’on en croit la biographie établie par Annie Goldmann 12 , découvre les trois premiers livres de G. Lukacs : L’âme et les formes, La théorie du roman, Histoire et Conscience de classe. Partant des concepts de « vision du monde » et de « totalité », notions clés de la méthode à laquelle il donne consistance à travers Le Dieu caché, Goldmann résout le problème que n’avaient pu résoudre ses devanciers, celui du respect scrupuleux du texte. Le processus d’interprétation dans la méthode du « structuralisme génétique » doit en effet partir de l’oeuvre à travers une première étape qui est de « compréhension ». La compréhension est définie par Goldmann, dans Marxisme et Sciences humaines, comme « la mise en lumière d’une structure significative immanente à l’objet étudié, dans le cas précis à telle ou telle oeuvre étudiée » 13 . Le texte est ainsi considéré comme une totalité structurée, où « le sens d’un élément dépend de l’ensemble cohérent de l’oeuvre entière » 14 . La méthode de Goldmann n’est pas sans raison, comme on le voit, étiquetée du terme de « structuralisme ». On se souvient en effet que la lecture structurale du texte se définit comme une lecture immanente, s’interdisant par principe toute référence au hors-texte. Ainsi, même si le texte, dans cette approche, se définit comme le produit d’une société, même s’il porte en lui les mentalités de cette société, sa « vision du monde », ses structures sociales plus ou moins réfractées, ses conflits ou ses aspirations plus ou moins explicités, il importe d’abord de comprendre l’oeuvre en elle-même et, pour cela, de ne considérer que le texte, ne serait-ce que pour en dégager la structure significative globale repérable dans le tout et dans les parties. Mais cette compréhension, qui fait abstraction, dans un premier temps, de tout référent extérieur au texte, appelle une explication. Pour expliquer l’ouvrage, le critique doit avoir aussi recours aux structures sociales qui sont extérieures au texte et qui l’englobent. C’est ainsi que, commentant son étude des Pensées de Pascal, Goldmann pose ce raisonnement : « si je veux expliquer une Pensée de Pascal, je dois me référer à toutes les Pensées, je les comprends. Mais il faut expliquer leur genèse, et je dois faire appel alors au jansénisme; et je peux comprendre le jansénisme en faisant appel à la noblesse de robe et ainsi de suite » 15 . Comme on le voit, cette méthode offre un avantage considérable, par rapport aux approches antérieures d’inspiration marxiste, celui d’honorer le texte en l’observant dans son intégrité et dans sa totalité signifiantes. Entre l’oeuvre et la société sont introduites différentes structures médiatrices, qui éliminent ce que pouvait avoir de réducteur un rapport direct et immédiat entre la réalité textuelle et la réalité socio-historique « Avec Goldmann, l’univers socio-politique retrouve son inextricable (ou presque) richesse, sans que l’on en déduise l’impossibilité d’établir des liens et des schémas explicatifs entre une oeuvre et la société qui la sécrète » 16 .

Récapitulons brièvement les différentes étapes de la démarche en donnant largement la parole au critique lui-même. Il s’agit d’abord de « comprendre une structure, c’est-à-dire de saisir la nature et la signification des différents éléments et processus qui la constituent comme dépendant de leurs relations avec tous les autres éléments et processus constitutifs de l’ensemble [...]. Le concept lukacsien de vision tragique a été un instrument capital pour la compréhension des écrits de Pascal et de Racine» 17 . Une fois cette étape de compréhension acquise dans la mise en évidence d’une « vision du monde », à savoir une somme « d’aspirations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un groupe (le plus souvent, d’une classe sociale) et les oppose aux autres groupes » 18 , il s’agit d’en chercher « l’explication dans la compréhension des structures plus vastes [...]. Expliquer un fait social, c’est l’insérer dans la description compréhensive d’un processus de structuration dynamique qui l’englobe [...]. La compréhension du moment janséniste en tant que structure dynamique a par contre une valeur explicative par rapport à ces écrits » 19 et par rapport à la vision du monde tragique qui s’y trouve exprimée. On se souvient que Goldmann rattache l’apparition du jansénisme à la transformation graduelle de la monarchie pré-absolutiste en monarchie absolue sous le règne de Louis XIV, transformation qui se manifeste notamment par la substitution d’agents directs de la royauté (« commissaires » ou « intendants ») aux anciens officiers ou parlementaires de la noblesse dite de robe.

Ainsi, on peut comprendre la frustration de la noblesse de robe, qui voit ses prérogatives s’amenuiser dans le développement d’une monarchie centralisée, et du même coup expliquer qu’elle fasse sienne la vision tragique du jansénisme extrémiste, que l’on trouve exprimée dans les oeuvres de Pascal et de Racine.

En définitive, l’idée forte, c’est qu’il existe pour toute réalité analysée à son niveau une « structure immédiatement englobante » qui l’explique : les relations de pouvoir dans la société française du 17e siècle expliquent l’histoire de la noblesse de robe, qui explique à son tour son idéologie (ou sa vision du monde), qui explique en dernière analyse le texte lui-même. S’il est vrai que l’approche sociocritique, telle que la conçoit Goldmann, a marqué un progrès indéniable, notamment dans une reconnaissance plus grande du fait textuel et un respect plus scrupuleux de son autonomie, cette méthode du texte n’en a pas moins suscité certaines critiques. S. Doubrovsky, dans son ouvrage Pourquoi la nouvelle critique ?, soulève les multiples objections que l’on peut opposer à la méthode de Goldmann, notamment le fait qu’elle réduise à rien la spécificité des oeuvres de Pascal et Racine, englobées dans la même analyse : « Si tout l’intérêt présumé d’un univers imaginaire tient à l’élaboration rigoureuse d’une vision du monde, et si la tâche de la critique est de tailler et d’émonder les détails, jusqu’à ce que cette vision du monde apparaisse, pourquoi se donner le mal de lire des oeuvres difficiles et touffues, quand un manuel d’histoire et d’économie politique ferait infiniment mieux l’affaire? A suivre Goldmann, poursuit Doubrovsky, on ne sent guère de différence (et il ne la sent guère lui-même) entre un littérateur et un philosophe, entre Racine et Pascal : pourquoi y en aurait-il, puisque tout grand auteur est marchand d’idéologie? » 20 .

Notes
11.

Goldmann (Lucien), « Introduction aux premiers écrits de Georges Lukacs », Les Temps Modernes, N°195, repris dans Lukacs (Georges), La théorie du roman, Paris, Denoël, (Gallimard, coll. « Tel »), 1968 (pour la trad. fr.), p.157.

12.

Biographie étblie par Annie Goldmann et publiée dans Goldmann (Lucien), Situation de la critique racinienne,coll.  « Travaux », Paris, l’Arche, 1971.

13.

Goldmann (Lucien), Marxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1970, p.66.

14.

Goldmann (Lucien), Le Dieu caché, Etude sur la vision tragique dans Les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, coll.  « Tel », 1959, p.22 (1ère édition 1956).

15.

Goldmann (Lucien), La création culturelle dans la société moderne, coll.  « Médiations », Paris, Denoël-Gonthier, 1971, p.152.

16.

Delfau (Gérard), op. cit,. p. 284.

17.

Goldmann (Lucien), Introduction aux premiers écrits de Lukacs, in Lukacs (Georg), La théorie du roman, op. cit., p.158.,note 1

18.

Goldmann (Lucien), Le Dieu caché, p. 26.

19.

Ibid., p. 158.

20.

Doubrovsky (Serge), Pourquoi la nouvelle critique ?,Paris, Denoël-Gonthier, 1972, p.162.