4.2. Application de l’approche sociocritique au roi pêcheur de Julien Gracq.

4.2.1. Choix des modèles pour une approche sociocritique.

A partir de cet aperçu historique, où les différents discours et méthodes de type sociologique sont apparus dans leur variété et parfois dans leurs oppositions, tout en partant d’une inspiration marxiste commune, il convient de choisir les modèles à retenir pour rendre compte de l’oeuvre et d’exposer les raisons de ce choix. Nous avons veillé, dans ce choix, à faire oeuvre de sociocritiques, en évitant de faire prévaloir des motifs dictés par une idéologie pédagogique. Pour autant, nous n’abandonnons pas nos objectifs de formation et d’éducation que nous aurons l’occasion de rappeler plus loin.

La première démarche d’une lecture sociocritique nous apparaît consister dans le repérage des indices signalant la présence explicite d’une société dans l’oeuvre, « le degré zéro de la sociocritique [étant] d’abord, comme l’affirme P. Barbéris, de ne pas considérer comme secondaires ou négligeables certains énoncés patents » 32 .

Ce niveau d’analyse s’impose plus ou moins selon le genre de l’oeuvre littéraire examinée par le lecteur. Fortement requis dans le cas d’une oeuvre longue de type narratif, appartenant au genre romanesque ou au théâtre, où les personnages forment un microcosme structuré, ce niveau d’analyse ne paraît pas avoir un caractère aussi nécessaire, dans le cas d’oeuvres ou de textes non-narratifs. En effet le repérage d’indices s’y annonce plus aléatoire ; l’oeuvre ou le texte ne se propose pas alors, en propre, comme la description d’un univers social, ou tout au moins comme un groupe de personnages formant société et saisissables dans leur ensemble. On aurait pourtant tort de négliger ou de sous-estimer l’intérêt d’une telle application de l’analyse à des textes de ce type. Dans un poème tel qu’«Elévation » de C. Baudelaire, la construction ascensionnelle de l’espace et des lieux évoqués dans cette disposition peuvent légitimement être lus, sinon comme autant d’indices de la « société du texte », du moins comme autant de repères relevant symboliquement d’une réalité sociale, mais il est vrai qu’une telle lecture, dans sa logique symbolique, peut difficilement alors se réclamer d’une « lecture explicite ».

Ce niveau d’analyse, s’imposant au lecteur d’un roman ou d’une pièce de théâtre, lui permet de rendre compte de la société de l’oeuvre en faisant apparaître, à partir d’indicateurs divers, l’organisation sociale et le « champ du pouvoir » de l’oeuvre ainsi que le dénomme P. Bourdieu 33 . Plusieurs procédures connues des sociologues ou psychosociologues peuvent être ici mises à contribution: les tableaux à double entrée, où apparaissent différents critères discriminants comme l’âge, le sexe, le degré de fortune, le rapport social (ou pouvoir) et autres critères spécifiques, ou même les sociogrammes qui permettent de visualiser topographiquement les relations interpersonnelles dans un groupe primaire 34 et dont P. Bourdieu offre une variante avec le diagramme représentant « le champ du pouvoir d’après L’Education sentimentale » 35 .

Une fois appréhendée cette réalité sociale explicite dans l’oeuvre, il convient d’aborder la dimension implicite qui présente un telle complexité qu’elle ne nous paraît pas pouvoir être prise en compte à travers une seule approche. Aussi la vision approfondie que le lecteur peut se faire du rapport entre l’oeuvre et la société productrice à partir d’une analyse sociocritique à la manière de L. Goldmann, sera-t-elle avantageusement complétée par l’application des modèles d’analyses de P. Bourdieu et de L. Althusser à l’oeuvre. S’il est vrai en effet que la démarche de L. Goldmann, telle qu’elle est exposée plus haut, s’avère incontestablement la plus fructueuse dans la saisie du rapport entre le texte et le monde social qui l’a vu naître, une lecture sociocritique doit aussi rendre compte du rapport entre l’auteur, la société et l’œuvre, ainsi que de l’acte de production, comme activité au sens fort du terme sur la société destinataire ou réceptive, questions auxquelles P.Bourdieu et L. Althusser proposent des réponses plus appropriées.

Avant de définir les stratégies pédagogiques grâce auxquelles l’enseignant peut permettre à ses élèves ou à ses étudiants de s’approprier les diverses méthodes d’approche sociocritique des oeuvres littéraires, aux fins de faire apparaître ce qui, dans celles-ci, relève d’une telle approche, il est bon que nous exposions, dans une application au roi pêcheur de J.Gracq, les procédures méthodologiques concrètement et pratiquement en action dans chaque phase de l’analyse, de telle sorte qu’apparaissent les significations ou interprétations sociohistoriques de cette oeuvre.

Notes
32.

Barbéris (Pierre), « La sociocritique » in Introduction aux Méthodes Critiques pour l’analyse du texte littéraire, (sous la dir.de D.Bergez), Paris, Dunod, 1990.

33.

Bourdieu (Pierre), op. cit., p.23.

34.

Moreno (Jacob-Lévy), Fondement de la sociométrie, Paris, PUF, trad. fr.,1954.

35.

Bourdieu (Pierre), op. cit.