4.2.2. Application de modèles permettant une analyse sociologique de la société explicitement représentée dans l’œuvre.

4.2.2.1. Application du modèle sociologique et interprétation.

Dès la première minute de la représentation de la pièce de J. Gracq, de nombreux éléments sont perceptibles dans l’observation du décor décrit au début du premier acte 36 , tels que les armures, les armoiries, les moyens de chauffage, l’architecture, la décoration, lesquels éléments, approximativement localisables et datables, rendent possible une détermination approchée du lieu et de l’époque où peuvent se dérouler les événements représentés et où l’on peut situer la société qui se trouve mise en scène dans cette pièce. Les hypothèses ainsi avancées à partir du repérage de tels indices peuvent se vérifier dans la lecture de la liste des personnages 37 , ainsi que dans une écoute ou une observation plus attentive de la pièce, où se laisse découvrir au lecteur ou au spectateur l’identité personnelle et sociale de chacun des personnages. Le lecteur apprend, par exemple, que les rôles de Perceval et de Kundry, que séparent le sexe, l’âge, la force physique, sont aussi différenciés par le degré de fortune, Kundry bénéficiant, dans son union avec Amfortas, d’une aisance matérielle qui semble faire défaut à Perceval, si l’on en croit le jeune chevalier : « Je suis de sang noble, mais je n’ai jamais eu ni sou ni maille » 38 .

Les mêmes traits permettant ainsi de rapprocher ou de distinguer les différents personnages et de définir l’identité sociale de chacun d’eux, il y a lieu de procéder à une étude s’efforçant de les saisir dans leur ensemble comme formant société.

Les caractéristiques précédentes sont, de la sorte, constituées en critères évaluant successivement les différents acteurs de la pièce à travers un tableau à double entrée où peut se lire et s’interpréter la structure de la société représentée dans l’oeuvre .

Tableau sociologique présentant la société mise en scène dans le roi pêcheur de J. Gracq 39 40 , 41
: Homme : Enfant
FO : Fort R : Riche S : Supérieur
N : Noble ou Chevalier
MN : Magie Noire
F : Femme JA : Jeune Adulte
FA : Faible P : Pauvre : Inférieur P :Peuple
: Graal
A : Adulte
C : ClergéR : Religion
V : Vieux
CATEGORIES



PERSONNAGES
Sexe


H F
Age


E JA A V
Force physique

FO FA
Fortune


R P
Pouvoir


S I
Catégorie sociale


N P C
Pratiques cultuelles ou
Religieuses

MN G R
AMFORTAS X       X X X ➟ X
39
X   X   X   X
40
  X  
PERCEVAL X     X     X       X➟ X X       X  
CLINGSOR X       X X   X X   X➟ X X     X    
TREVRIZENT X         X   X   X   X     X     X
KAYLET X   X X       X   X   X   X     X  
CHEVALIERS du GRAAL X         X   X X➟ X   X X X     X  
KUNDRY   X     X     X X➟ X X➟ X X       X  
SUIVANTES de KUNDRY   X   X       X   X   X X X
41
    X  

Il ressort de ce tableau un ensemble de caractéristiques globales qui permettent d’identifier la société explicitement et consciemment décrite par J. Gracq dans sa pièce. A travers une première lecture verticale des colonnes du tableau prises successivement, il est possible d’aboutir à une première série d’informations. Cette société se définit comme essentiellement masculine, ce qui représente l’image traditionnelle de la société médiévale. Les différentes classes d’âge y sont représentées, mais on peut noter une plus forte proportion de personnes âgées. On constate aussi qu’à l’exception de Perceval, qui manifeste singulièrement sa force physique, tous les autres personnages font preuve de faiblesse ou de débilité, en particulier les Chevaliers du Graal, qui ont perdu, avec l’âge et la maladie, leur force d’antan. On reconnaît par ailleurs, au discours des différents personnages et à des signes extérieurs tels que le vêtement ou la possession de biens, une inégale répartition de la fortune. Une analyse plus fine nous permettrait de distinguer, parmi des états notés comme identiques dans le tableau, une richesse acquise d’une richesse transmise (Kundry vs Amfortas), une pauvreté recherchée ou consentie d’une pauvreté subie (Trévrizent vs Chevaliers du Graal).

Le champ du pouvoir mérite, à lui seul, un commentaire détaillé. On remarque que certains personnages en sont dépourvus. D’autres connaissent divers états d’autorité sociale. C’est le cas de Perceval, de Clingsor et de Kundry, qui passent successivement d’un pouvoir supérieur à un pouvoir inférieur. L’essentiel de la puissance reste concentré entre les mains d’un seul, le roi Amfortas. L’emprise que certains personnages détiennent sur les autres est liée, pour l’un d’entre eux de façon continue, comme Amfortas, à l’exercice de la souveraineté politique et au prestige de sa fonction d’officiant religieux, pour certains autres de façon plus discontinue, à des pouvoirs de nature occulte ou magique, tels Clingsor ou Perceval, ou à un pouvoir de séduction comme Kundry.

Sur la colonne suivante on peut observer une classification répartie en trois ordres ou en trois états : l’ordre chevaleresque, correspondant à ceux qui portent les armes, le clergé représenté par l’ermite Trévrizent qui porte l’habit monacal, la domesticité avec le bouffon Kaylet et les « suivantes de Kundry », bien qu’il ne soit pas exclu d’identifier en elles des dames de compagnie. On remarquera que la noblesse est ici surreprésentée. Le fait religieux ou cultuel est marqué, lui aussi, par la diversité : l’option religieuse avec Trévrizent, la magie noire avec le sorcier Clingsor, le culte du Graal qui, sans s’identifier au religieux, suscite une vénération tout aussi absolue, digne d’un objet sacré.

Au-delà de la simple constatation réalisée dans la lecture des colonnes successives du tableau, il est possible d’établir un certain nombre de corrélations. En règle générale, le pouvoir appartient aux hommes de la noblesse, les femmes étant réduites au seul pouvoir de séduction ou de service. Une relation apparaît d’évidence entre fortune et pouvoir et la hiérarchisation par les degrés de fortune reflète la division de la société en classes. S’il est vrai que le grand-âge ne prédispose pas nécessairement à l’état de fortune, dans le cas des Chevaliers du Graal, l’extrême jeunesse peut constituer également un obstacle, ce qui se vérifie pour Perceval. Les options religieuses ou cultuelles semblent, quant à elles, en relation avec l’âge des personnes, les adversaires du Graal et de sa renaissance se recrutant prioritairement dans les générations plus âgées.

A partir de l’observation du tableau, l’élève ou l’étudiant peut réaliser une synthèse désignant, aussi précisément que possible, d’après les caractéristiques qui la définissent, la société que décrit J. Gracq dans Le roi pêcheur. Cette société correspond, de toute évidence, à la société médiévale aristocratique et patriarcale. La communauté des Chevaliers du Graal autour du roi Amfortas symbolise exemplairement la royauté de l’âge féodal en Occident reposant sur l’autorité monarchique d’un souverain qui, à défaut de tirer, comme Amfortas, un caractère sacré de la fonction prestigieuse d’officiant du culte du Graal, le tirait de sa consécration par les autorités religieuses comme a pu le démontrer M. Bloch dans La société féodale 42 . Mais, au-delà de telles caractéristiques à travers lesquelles peut aisément s’identifier la société féodale occidentale dans ses traits les plus généraux, il convient d’ajouter que la société de l’oeuvre, en dépit du prestige quasi religieux attaché aux rôles du roi Amfortas, repose singulièrement et paradoxalement sur la personne d’un monarque étrangement affaibli par la maladie.

Notes
36.

Gracq (Julien), Le roi pêcheur,Paris, José Corti, 1948, p.19.

37.

Ibid., p.17.

38.

Ibid., p.80.

39.

Si l’on hésite entre deux positions d’une même colonne du tableau correspondant à deux états distincts d’un même personnage, et que cette hésitation soit fondée sur des indices textuels, il convient de discriminer clairement une situation intermédiaire entre deux états (la situation entre deux âges ou deux états de fortune par exemple) et la présence simultanée ou successive des deux états. Dans ce dernier cas, la flèche permet de traduire dans quel sens s’opère la transformation.

40.

Amfortas occupe et la fonction de roi et celle d’officiant du culte du Graal, lequel, tout en se distinguant du religieux, n’en est pas moins très proche.

41.

Le terme « suivant » peut aussi bien signifier domestique que demoiselle de compagnie. Aucun indice dans le texte de J.Gracq ne permet de lever l’ambiguïté.

42.

Bloch (Marc), La société féodale, Paris, Albin Michel, 1970, (1ère édition 1936), p.524.