4.2.3. Application de modèles permettant d’élucider divers rapports entre l’œuvre et le contexte social qui a environné sa production.

4.2.3.1. Application du modèle de Lucien Goldmann.

Au-delà d’approches rendant compte, dans une perspective sociologique, du contenu explicite de l’oeuvre, il appartient au lecteur d’aborder son contenu implicite en mettant en oeuvre la méthode de L. Golmann et en se fondant sur des indices textuels précis.

On se souvient que la première étape de la méthode sociocritique consiste à « comprendre » l’oeuvre en mettant en évidence la « vision du monde » qu’elle présente, comme « conscience possible » d’un groupe social considéré ici comme le sujet réel de la création littéraire. Il ressort de la lecture de celle-ci différents éléments ou aspects pouvant entrer dans la « vision du monde » de l’oeuvre. On constate, dès le premier acte de la pièce, et notamment aux plaintes réitérées des Chevaliers du Graal, un monde en train de dépérir d’une langueur, semble-t-il, irrémédiable. Les éléments du décor, l’environnement naturel, le château lui-même et ses hôtes paraissent atteints d’une commune dégradation. Le monde se présente figé dans une immobilité qui est tout aussi bien celle de la tradition, du rite, des croyances (ou des superstitions) que celle de l’attente. Le groupe social évoqué par J. Gracq dans son texte est frappé de stérilité, incapable d’évoluer et de produire un discours nouveau et se complait dans la contemplation d’un passé héroïque mais révolu. Conservant la croyance dans les pouvoirs d’un objet sacré enveloppé de mystère et aux contours mal définis, certains manifestent leur espoir d’une régénération et d’un salut prochains dans l’action incarnée par le Pur, qui va renouer la relation avec le Graal silencieux. Les mêmes personnages, ou d’autres, expriment leur espoir dans la promesse d’une communauté nouvelle annoncée par Perceval : « Je ferai de Montsalvage un paradis sur terre » 53 . Ce monde qui a par ailleurs rejeté le Mal en excluant Clingsor est atteint par une secrète et perverse complaisance pour le malheur qui le ronge et par un sentiment d’universel abandon et de totale déréliction. Ce monde replié sur ses habitudes et en apparence clos sur lui-même n’en est pas moins ouvert à l’inconnu et aux promesses de sa venue.

Il ressort de ces différents aspects la perception d’états contradictoires correspondant de façon relativement systématique, à une double postulation :

  • Le monde est perçu, d’une part, dans un état d’envoûtement mortel plus ou moins complaisamment consenti : de la corruption maléfique dans laquelle se vautre Clingsor, à l’acceptation lucide et tragique d’Amfortas, en passant par le renoncement austère de Trévrizent. Dans tous les cas, un même mouvement est lisible dans le discours ou les attitudes que l’auteur prête à ses personnages, une commune prédilection résignée vers ce qui est négation ou signe mortifère : l’obscurité, l’immobilité, l’abandon, la souffrance et la mort.
  • Le monde est perçu, d’autre part, dans un état de fascination vivifiant, à la perspective d’une régénération dans l’absolu du Graal, fascination d’autant plus grande que l’objet et ses pouvoirs demeurent mystérieux. Le Graal, à la régénération duquel aspirent passionnément les chevaliers, mais aussi Kundry, est l’objet de la quête de Perceval. Ces personnages, ressentant, comme une oppression et une suffocation insoutenables, l’état de souffrance et d’envoûtement mortel dans lequel le monde a sombré avec la maladie d’Amfortas et le silence prolongé du Graal, placent tout leur espoir dans la promesse de salut et de rédemption qu’incarne le héros providentiel...
Notes
53.

Ibid., p.140.