5.1.1. Texte et structure.

Avec l'apport décisif de Saussure, la notion de texte a été profondément modifiée. Alors que, jusque là, le mot "texte" signifiait univoquement un "enchaînement d'idées", et une "suite de mots", ou désignait simplement les "propres paroles d'un auteur par opposition aux commentaires" 67 , avec les disciples de Saussure, s'appuyant sur la distinction établie par leur maître entre "langue" et "parole" 68 , le texte correspond d'abord à une manifestation linguistique ou, plus précisément, à une réalisation discursive. Produit par le discours, défini comme un fait de parole, le texte devient une forme et un objet perceptibles sous les traits de faits linguistiques identifiables et à identifier. Ainsi conçue, la réalité objective du texte est justiciable des méthodes qui ont pour objet la langue. Précisons que, même si le texte est défini "comme la manifestation discursive d'un système de signes (...) dont les unités ne se confondent pas avec les signes de la langue naturelle" 69 , le principe fondamental adopté par le "formalisme français", note Mickaël Riffaterre dans ses Essais de stylistique structurale, "est qu'un texte littéraire est un système combinatoire fini de signes à l'intérieur du système combinatoire de la langue". Les diverses études de Roman Jakobson sur les textes littéraires, qui aboutiront à l'analyse des "Chats", de Baudelaire, peuvent être considérées comme une application au texte littéraire des principes de l'analyse linguistique : "Dans son étude du vers tchèque publiée après son arrivée à Prague, note Thomas Winner, Jakobson avait déjà démontré le caractère systématique de la littérature grâce à l'application de la méthodologie linguistique à l'analyse du vers" 70 .

Le texte est par ailleurs généralement admis, aux yeux des analystes structuralistes, comme un système autonome de significations" 71 saisissable, dans son ensemble, comme un objet clos. Une lecture structurale se définira, dès lors, comme une lecture interne et immanente, évacuant le hors-texte et tout référent externe. Dans cette perspective d'une étude immanente du texte, on s'interdit par principe "toute référence au contenu et aux déterminations (sociologiques, historiques, psychologiques)" 72 . La réalité objective du texte est donc à découvrir dans une démarche "soumise aux principes de la science positive" 73 à beaucoup d'égards assimilable à la méthode expérimentale de Claude Bernard 74 .

Selon la définition qu’en donne cette approche, le texte, étant, d'une part, constitué d'un ensemble de faits limités, dont l'occurrence ou la cooccurence est signifiante, et, d'autre part, conçu comme un produit linguistiquement et sémantiquement clos, se définit comme un "signe", à quoi l'apparente sa nature d'ensemble signifiant structuré comme un signe linguistique. Le travail de la lecture structurale va consister, dès lors, à délimiter les unités du contenu, à les combiner en classes, puis à les construire en systèmes structurés. Nous observerons plus loin que ces unités constituantes de l'oeuvre sont à chercher à différents niveaux, niveaux des unités constitutives du discours (sèmes, phonèmes, morphèmes, etc.), si l'on considère un texte court que l'on soumet à une microanalyse, niveau des unités constitutives du récit (phrases et mythèmes) si l'on considère un texte long, qu’il s’agisse d'un mythe, d’un conte, d’une pièce de théâtre ou d’un roman. Mais, quels que soient le genre et l'ampleur du texte considéré, il s'agit bien, pour rendre compte de la réalité de l'oeuvre, d'organiser "des unités constitutives en systèmes" ou en structures, selon les termes de Claude Lévi-Strauss dans Anthropologie Structurale 75 . Il convient alors d'éclaircir ce qu'il faut entendre par structure, la délimitation de ce concept engageant, de toute évidence, la conception que se fait du texte le critique structuraliste ou le lecteur qui fait usage de cette méthode d'approche.

La notion de structure est une notion complexe, si l'on veut bien admettre qu'elle figure et ne figure pas, en tant que telle, dans la réalité de l'oeuvre. La structure correspond en fait aux modèles construits d'après la réalité du texte 76 . On appelle "structure" une relation ayant le caractère d'un système et produisant du sens, système qui, certes, n'est pas absent de l'ensemble constitué par le texte, étant au moins partiellement inséparable de son contenu, mais qui n'y réside pas pour autant en tant que tel, puisqu'aucun élément du texte ne le renferme à lui tout seul. C'est donc un ensemble ou un système tel que chaque élément qui le compose n'a de sens que par les relations ou corrélations qu'il entretient avec les autres éléments du même ensemble. La structure "consiste en éléments tels qu'une modification quelconque de l'un d'eux entraîne une modification de tous les autres", 77 et partant une modification de la signification du texte.

Considéré comme une manifestation discursive de la langue, le texte doit être enfin perçu comme un fait de communication. Ce n'est pas le moindre mérite de Jakobson que d'avoir, dans son analyse du fait poétique et littéraire comme un acte de communication 78 , permis une articulation entre le texte produit par l'écrivain qui devient l'objet et le référent du discours critique et le texte produit par l'analyste ou le lecteur qui est, à défaut d'une production littéraire, une réalisation culturelle, au sens anthropologique du terme. Cet autre texte, empruntant au même système linguistique et se structurant suivant les mêmes règles combinatoires que le texte qu'il a pour objet de décrire, pourrait être à son tour l'objet d'observations linguistiques et structurales de la même nature que celles qu'il énonce à propos du texte décrit, même s’il constitue, par rapport au texte analysé, une sorte de métatexte utilisant les ressources d’un métalangage de type commentatif.

Notes
67.

Dictionnaire Larousse Universel du XIXe siècle, article « texte », tome 15, Paris, Larousse, 1876.

68.

Saussure (Ferdinand de), Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1985.

69.

Arrivé (Michel), article "Texte" dans le Grand Dictionnaire de la Langue Française, Paris, Larousse, 1986.

70.

Winner (Thomas), L'arc, "Les grands thèmes de la poétique jakobsonienne".

71.

Riffaterre (Mickaël), Essais de stylistique structurale, Flammarion, Paris,1971, p.273.

72.

Barthes (Roland), article "Texte (théorie du)", Paris, Encyclopaedia Universalis, 1980, p.1014.

73.

Ibid.

74.

Bernard (Claude), Introduction à la médecine expérimentale, 1865, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

75.

Lévi-Strauss (Claude), Anthropologie Structurale, chap.IV. "Linguistique et Anthropologie", Paris, Plon, 1958, p.83.

76.

Voir à ce sujet : Lévi-Strauss (Claude), Anthropologie Structurale, chap.XV. "La notion de structure en ethnologie" : "Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d'après celle-ci". S'il est vrai que la notion de "structure" est envisagée ici dans le champ ethnologique ou anthropologique, Lévi-Strauss lui-même autorise cette extension, dès l'introduction de l'article : « Des études telles que celles consacrées au style, aux catégories universelles de la culture, à la linguistique structurale se rapportent de très près à notre sujet ! »

77.

Ibid., p.306.

13 Jakobson (Roman), Essais de linguistique générale, chap. XI,. Paris, Éditions de Minuit, 1963 (trad. et préf. Nicolas Ruwet).

78.