5.1.3. Application de la méthode structurale selon Lévi-Strauss au roi pêcheur de Julien Gracq.

Si l'on applique au roi pêcheur de Julien Gracq la méthode que préconise l'anthropologue, on pourra de la sorte, dégager diverses relations dont le tableau peut donner une idée.

I Désir/Quête II Opposition III Privation/Obscurité Faiblesse Tragique IV Invitation / Action bienveillante V Exploits épiques
ACTE I 2.Les chevaliers attendent la rédemption de Montsalvage.
6. Kundry dit son espoir de libération dans le triomphe du Graal
5.Clingsor cherche à empêcher l’accomplissement de la prophétie.
10. Clingsor suggère à Amfortas de détourner le Pur de sa mission
3.État de décrépitude du château
8. Amfortas souffre d’une maladie inguérissable
9. Kaylet boite
  1.Perceval tue Méliant en
combat singulier
ACTE II
12. Perceval expose l’objet de sa quête.

15.Trévrizent est absorbé dans sa contemplation d’un rayon de soleil
18. Amfortas pêche au filet
24. Perceval questionne Kundry


13. Trévrizent désapprouve l’action de Perceval
  11. Trévrizent invite un chevalier inconnu à partager son frugal repas



19. Perceval se porte au secours des pêcheurs en difficulté
23. le roi pêcheur invite Perceval au château de Montsalvage
 
I Désir/Quête II Opposition III Privation/Obscurité Faiblesse/Tragique IV Invitation / Action bienveillante V Exploits épiques
ACTE III 26. Perceval est fasciné par la beauté de Kundry





32. Perceval est fasciné par la blessure d’Amfortas et veut élucider le mystère.
33. Kundry dit sa fin de purification



28. Amfortas tourne en dérision les exploits mythiques des aventuriers du Graal






30.bis. Plaie d’Amfortas







31. Kundry se porte au secours d’Amfortas et soigne sa blessure.
27. Perceval évoque complaisamment ses exploits épiques.
ACTE IV

37. Kundry est dans l’attente anxieuse de la cérémonie.



44. Les chevaliers attendent la rédemption de Montsalavage.

36 bis. Amfortas cherche à désespérer Perceval.



40. Kundry privée d’espoir : la vie ne sera plus « qu’une maladie qui ne guérit pas ».




41. Kaylet se porte au secours de Kundry.
43. Amfortas réconforte Kundry.
 
VI Eclat/Lumière VII Crainte ou Saisissement VIII Dissimulation ou Retrait IXMaladresse ou Faiblesse X Révélation
ACTE I
4 bis Références au Très Pur et au Graal


5bis.Clingsor redoute le retour du Graal.
4.Clingsor se dissimule sous l’armure et sous le casque de Méliant
7. Clingsor se dissimule sous la tenture
   
ACTE II

16. Le rayon de soleil manifeste la nature d’Elu de Perceval

21.Le poisson brille comme la côte du chevalier
  14 bis Trévrizent a renoncé

17. Trévrizent se retire à l’interieur de sa cabane





20. Kaylet ne parvient pas à se saisir du poisson
 
ACTE III  
25. Perceval pris de crainte dans le château de Montsalvage





29. Montsalvage et Amfortas se sont écartés de la vie








30. Perceval rouvre la plaie d’Amfortas.


28 bis. Amfortas révèle à Perceval la part d’illusion des lumières qu’il poursuit.
ACTE IV 34. Perceval est habillé du vêtement initiatique.

38. Le Graal est décrit éblouissant de lumière

35. Perceval redoute l’épreuve

38 bis.
Kaylet plein de respect et de crainte se voile les yeux






42. Perceval se retire.





39. Silence de Perceval


36. Amfortas dévoile à Perceval la réalité qu’il va devoir affronter

Comme on peut le voir, ont été retenues ici les principales séquences qui constituent l'intrigue du roi pêcheur : on pourrait du reste reconstituer l'histoire ou la fable de l'oeuvre en tenant compte dans la lecture, non des colonnes, mais des lignes de haut en bas qui suivent la disposition chronologique des faits 82 . Mais la compréhension et l'interprétation de l'oeuvre, comme celles du mythe, exigent que la lecture soit faite "de gauche à droite, une colonne après l'autre, en traitant chaque colonne comme un tout". C'est ainsi que, par exemple, on observe souvent, dans Le roi pêcheur de Julien Gracq, des personnages en état de désir, d'attente ou de quête : les chevaliers du Graal attendent la rédemption, Kundry dit son espoir d'une prochaine libération dans le triomphe du Graal ; quant à Perceval, il exprime, à maintes reprises, un état de quête, de questionnement, d'investigation ou de fascination. Tous les faits groupés dans la première colonne ont pour trait commun le désir ou la quête qui séduit et qui fascine, qui mobilise et immobilise. Chaque ensemble peut ainsi être analysé, tous les éléments réunis dans la même colonne présentant "par hypothèse, un trait commun, qu'il s'agit de dégager" 83 . Il apparaît que les unités de la deuxième colonne ont pour caractéristique commune l'opposition : Clingsor ne cherche-t-il pas à empêcher la réalisation de la mission de Perceval, Trevrizent ne marque-t-il pas sa réserve ou sa désapprobation envers le jeune chevalier, Amfortas ne tourne-t-il pas en égale dérision les exploits mythiques des aventuriers du Graal et la mission de régénération du chevalier Perceval ? Si l'on poursuit la lecture transversale du tableau, on reconnaît pour point commun des éléments de la troisième colonne la privation, l'obscurité ou le tragique. Le trait qui réunit les faits de la quatrième colonne est l'invitation ou l'action bienveillante, tandis que les cinquième et sixième sections du tableau sont respectivement réservées aux exploits épiques de Perceval, qu'ils soient passés ou présents, et à l'éclat ou à la lumière. La septième se réfère à la crainte et au saisissement : ne voit-on pas Clingsor redoutant le retour du Graal, puis Perceval étant pris de peur à l'aspect sinistre du château de Montsalvage, Kaylet, enfin, saisi de respect et de crainte à la vue du Graal, se voilant les yeux ? Les deux colonnes suivantes se rapportent successivement à la dissimulation ou au retrait et à la maladresse ou à la faiblesse. Quant à la dixième et dernière 84 , elle a pour trait commun la relation de révélation.

A partir des variations qui apparaissent à la lecture des colonnes verticales du tableau et de leur trait commun respectif, il s'agit de s'interroger sur leur relation. Il apparaît ainsi que la colonne I, qui se rapporte au désir, et la colonne VII, qui se réfère à la crainte traduisent "la même relation mais affectée du signe inverse" 85 : de toute évidence, il ressort de ces deux postulations une relation d'opposition. On observe également que les sections II et IV, respectivement dévolues à l'opposition et à l'action bienveillante relèvent du même rapport antinomique. Le lecteur en arrivera progressivement à la conclusion que cette contradiction structure les autres divisions du tableau et que, pour chaque colonne, il existe une colonne "contraire". A l'éclat du Graal et du Pur et au merveilleux qu'ils incarnent répond symétriquement l'état d'obscurité ou de faiblesse tragique. L'exploit épique et héroïque n'a-t-il pas pour contrepartie la maladresse et l'inaction ? Tout se passe en définitive, dans cette oeuvre, comme si le désir du magique était à sa crainte ce que l'exploit héroïque et épique est à la faiblesse tragique. De même que la lumière produit l'ombre, de même les forces héroïques sont neutralisées par des puissances équivalentes.

Ainsi, en ayant comme référence théorique et comme modèle pratique d'une approche structurale et poétique de l'oeuvre littéraire l'article de Claude Lévi-Strauss consacré à "L'analyse structurale des mythes", paru en 1955, le lecteur pourra s'approprier progressivement les démarches méthodologiques d'une telle approche et se convaincre, à travers les relations et les structures ainsi découvertes dans l'oeuvre littéraire, que l'oeuvre fonctionne comme un système.

Notes
82.

Un indice numérique placé devant chaque phrase signale sa position dans l'ordre successif des éléments significatifs retenus.

83.

Ibid., p.237.

84.

Le nombre et l'ordre des colonnes n'a ici qu'un caractère tout relatif, étant déterminé par la logique de l'analyse, chaque recherche ayant sa propre cohérence.

85.

Ibid., p.237.