5.1.5 Evaluation des mérites et des limites de l'approche structurale.

L'approche structurale présente des mérites et des limites, tant sur le plan théorique que sur le plan pédagogique. Cette approche a été, à la fois, l'objet d'une théorisation et d'une illustration importantes, mais elle a été aussi l'objet de critiques touchant à ses théories et à ses effets dans le domaine pratique. 102

Les mérites de cette approche sont autant d'ordre théorique que pédagogique. Sur le plan théorique, on reconnaîtra aux théoriciens du structuralisme d'avoir proposé un modèle de lecture donnant au texte son autonomie, en faisant de cet objet un système auto-suffisant. En délimitant l'objet textuel et en excluant de cet objet "toute considération sur l'intention de l'oeuvre et toute relation entre cette oeuvre et les valeurs sociales" 103 , l'approche structurale livre au critique ou au lecteur "une matière homogène et facilement observable" 104 . Un tel objet ainsi délimité et envisagé dans sa clôture est propice à une analyse rigoureuse, mettant à distance la subjectivité du lecteur. Le texte retrouve ainsi sa réalité systémique, "aucun de ses détails n'ayant de sens, aucun ne s'imposant à l'attention du lecteur, qu'en tant que partie d'un tout cohérent" 105 . Cette recherche méritoire sur l'organisation interne du texte offre aussi au lecteur un modèle d'interprétation où chaque élément du texte ne prend sens que dans sa relation aux autres éléments, avec lesquels il constitue un véritable système. La signification est à ce point liée à l'organisation structurelle que, lorsque "une structure est affectée, la modification d'une seule composante entraîne la modification du système entier" 106 .

Sur le plan pédagogique, les mérites ne sont pas moindres. Signalons d'abord que cette approche a eu, dans une période où l'analyse des textes manquait de rigueur, le mérite d'offrir à l'enseignant des outils d'analyse intéressants et renouvelant le rapport au texte, en permettant à ses élèves de produire un discours fécond et cohérent. N'exigeant guère de présupposés ou de prérequis sur la connaissance des auteurs ou des périodes littéraires, cette méthode permet, par la prise en compte des différents éléments du texte, d'élaborer des significations d'un niveau correct et de produire un discours évitant la distinction fond/forme. Permettant à l'élève de remobiliser les connaissances acquises au collège sur la syntaxe, cette approche développe chez le lecteur des capacités d'interprétation s'appuyant sur l'existence objective de relations entre éléments repérés. Dans le même mouvement, elle construit l'esprit de rigueur, chaque texte ou situation à analyser étant proprement spécifique et nécessitant un commentaire approprié. Dans l'acte de lecture, le texte, étant pris comme objet d'analyse, oblige le lecteur à maîtriser sa propre subjectivité. Cette mise à distance de l'objet et de soi-même l'amène à une prise de conscience de l'activité d'interprétation qui s'élabore au contact de l'objet. Il réalise que le lecteur qu'il est se présente non seulement comme le récepteur d'un discours, mais aussi comme le producteur d'un discours, sur le discours reçu. L'approche structurale se définit déjà comme une lecture plurielle, mobilisant une pluralité de signes et de sens. Les champs variés de l'activité humaine, qui sont ainsi parcourus par l'activité de lectures structurales successives, peuvent enfin rejoindre les champs variés qu'ont pu aborder les anthropologies structurale et culturelle et constituer ainsi une première approche de lecture anthropologique.

Cette approche n'en a pas moins des limites qui tiennent autant au niveau théorique, qu'au niveau de son application pédagogique. Au plan théorique, l'approche structurale a suscité, comme nous le rappelions plus haut, diverses critiques ou observations. On peut d'abord contester le caractère scientifique de la démarche, qui n'évite pas "un saut méthodologique et logique entre la description formelle et l'interprétation", comme le fait remarquer Elisabeth Ravoux-Rallo 107 . La "description formelle, aussi neutre et précise soit-elle, ne dit rien tant qu'on ne fait pas entrer en jeu une interprétation globale du sens du texte" 108 . Par ailleurs, même si les relations structurales sont saisies et décrites de façon pertinente, l'exclusion des contextes plus ou moins immédiats et, par conséquent, l'exclusion de toute relation à ces contextes ne peuvent que porter "un grave préjudice à l'objet empirique lui-même, c'est-à-dire à l'oeuvre, en l'amputant de quelques unes de ses propriétés essentielles", suivant le propos de T. Todorov, reprenant les critiques adressées au structuralisme par P. Benichou 109 . La place de l'auteur et les conditions de production du texte sont ainsi mises à mal par le postulat structuraliste de clôture du texte sur lui-même. Une telle clôture est jugée même incompatible avec la démarche herméneutique par P. Ricoeur, qui affirme, dans Le conflit des interprétations : "Alors que la linguistique se meut dans l'enceinte d'un univers auto-suffisant et ne rencontre jamais que des relations intra-significatives, des relations d'interprétation mutuelle entre signes, pour employer le vocabulaire de Charles Sanders Peirce, l'herméneutique est sous le régime de l'ouverture de l'univers des signes" 110 .

Au niveau pédagogique, les limites sont liées aux présupposés théoriques et à leur mise en application. L'analyse structurale se présente, en effet, comme un outil pédagogiquement lourd à mettre en place, en particulier dans l'inventaire des signes, dont l’exhaustivité conditionne la construction de l'objet à lire et à interpréter. Cet inventaire peut prendre la forme caricaturale de "grilles" dont le remplissage mobilise l'essentiel de l'énergie de l'élève. Une telle saisie des signes et des structures du texte ne rend compte souvent que de relations élémentaires. La question se pose de savoir comment permettre à l'élève de passer à leur interprétation. La démarche peut développer chez celui-ci l'illusion qu'il a découvert le sens du texte, alors que son commentaire ne rend compte que de sens partiels ou de lambeaux du sens. L'usage exclusif et répété d'une telle approche qui, dans son aspect austère et formel, frustre, en permanence, l'affectivité du lecteur, risque de créer la lassitude et l'appauvrissement personnel de celui-ci, en générant des automatismes rigides ou réducteurs. Une telle recherche du sens, qui se présente sous la forme d'une saisie d'informations multiples mais juxtaposées sur un même plan, risque de survaloriser le repérage des signes au détriment du sens et de ne pas préparer le jeune lecteur à l'élaboration d'un sens complexe.

Notes
102.

Qu'on se souvienne, par exemple de la querelle initiée par Raymond Picard.

103.

Todorov (Tzvetan), Critique de la critique, Paris, Le Seuil, 1984, p.164.

104.

Ibid., p.164.

105.

Riffaterre (Mickael), La production du texte, Paris, Le Seuil, 1979, p.95.

106.

Ibid., p.95.

107.

Ravoux-Rallo (Elisabeth), Méthodes de critique littéraire, Paris, Armand Colin, 1993, p.107.

108.

Ibid., p.107.

109.

Todorov (Tzvetan), Critique de la critique, op. cit., p.164.

110.

Ricoeur (Paul), Le conflit des interprétations, Paris, Le Seuil, 1969, p.67.