Nous avons choisi de procéder à l’application de cette méthode de lecture sur un passage d’une scène plutôt que sur l’oeuvre intégrale, et ceci pour une plus grande légèreté et une plus grande lisibilité de la démonstration. Le passage choisi, qui se situe dans l’acte 1 de la pièce et aux pages 28 à 31, correspond à la rencontre entre Kundry et Clingsor. On a vu précédemment que la méthode de lecture richardienne consiste, dans une premier temps, à repérer les thèmes sans discrimination ni considération de leur relation et de leur importance, respective et relative. Le tableau qui suit rend compte de ce repérage obtenu par une lecture linéaire du texte. Comme on peut le constater, ce tableau présente, en suivant l’ordre des répliques, les thèmes spécifiquement et successivement abordés par chacun des deux personnages. Nous considérons, en effet, que, s’il n’est pas absolument nécessaire de fonder l’approche thématique d’un texte de théâtre sur la distinction des discours et sur la « double énonciation » 4 1, il peut ne pas être sans intérêt de procéder au repérage des thèmes en tenant compte des acteurs qui s’expriment.
Page | Répliques/ Didascalies |
Thèmes | Page | Répliques/ didascalies |
Thèmes |
28 | CLINGSOR (1) |
signe chevalerie |
28 | KUNDRY (2) |
souhait amour |
merveilleux | 29 | DIDASCALIE (3) | violence | ||
jeunesse force combat armure |
CLINGSOR (3) |
refus graal retour enfer |
|||
sensations visuelles | DIDASCALIE (4) | posture | |||
lumiere soir espace foret monde sauvage providence chevauchee nature gloire passe montsalvage |
CLINGSOR (3) |
rejet/exclusion
vie degradation obscurite nourriture joie perte vengeance saintete haine intelligence |
|||
KUNDRY (1) | beaute | magie noire | |||
DIDASCALIE (1) | derision | service | |||
CLINGSOR (2) |
identification corps matin lumiere |
purete royaute graal seduction |
|||
DIDASCALIE (2) |
ironie surete |
plaisir punition blesure sang |
|||
29 | CLINGSOR (3) |
salissure vomissure rejet |
30 | DIDASCALIE (5) |
regard fascination / extase solennite |
30 |
maladie animal fin du graal fragilite langueur monde victoire defaite installation innocuite remords repentir delectation du mal soins faute indelebile langueur proliferation vegetale montsalvage oubli degradation repos fausse tranquillite impossible sacrilege mort |
KUNDRY (5) |
ouverture
accueil hospitalite richesse rite sonnerie montsalvage esperance attente graal cortege purete noblesse finesse sensation accord des sens question promesses sauveur corps desenvoûtement revelation nom lumiere merveille |
||
KUNDRY (3) | opinion | colombe | |||
CLINGSOR (4) |
fin de regne du mal purete facilite destruction illusion du theatre ouverture château |
esprit
manifestation salut splendeur guerison transcendance force resurrection regne |
Cette opération d’inventaire, qui est déjà saisie compréhensive des détails, étant réalisée, il importe alors de procéder à une mise en relation, qui aboutit non seulement à différencier, dans leur niveau de généralité, les thèmes et les motifs, mais aussi à établir des liens d’association, d’inclusion ou d’appartenance entre un thème et ses propres motifs.
Dans la liste précédente, le lecteur peut mettre en exergue les thèmes suivants et déployer, pour chacun d’eux, une constellation : la chevalerie, le graal, les sensations, le mal, la dégradation, la régénération, l’affrontement, la fascination, la répulsion, le magique...
Voici les constellations qui leur correspondent et, à la suite des premières d’entre elles, un paragraphe développant le thème dans ses variations.
Le thème de la Chevalerie est représenté dans le texte par la figure d’un chevalier à « l’armure blanche qui éclate comme une fanfare d’argent ». Ce chevalier inconnu apparaît dans le monde de Montsalvage comme un être de lumière. En quête du Graal et de la gloire, il chevauche à travers « les bois sans chemins » d’un château à l’autre, aisément reconnaissable à son armure et à sa lance. Il incarne, dans ce monde médiéval et féodal, un idéal de noblesse et de force et semble porter le salut autour de lui.
Le Graal est un thème fondamental de ce texte. La lumière et l’éclat qui le caractérisent apparaissent d’abord sous les traits de celui qui le cherche, un chevalier surgissant « comme un lever de soleil ». Le Graal est une merveille pour les sens, étant tout à la fois « lumière, musique, parfum et nourriture ». Cet objet réservé au « Très Pur », seul digne de l’approcher, a pour effet de produire la joie et l’extase, de guérir les blessures et même de ressusciter le vieux monde engourdi dans sa torpeur. Devant le jeune chevalier guidé par on ne sait quelle Providence, les portes s’ouvrent et c’est dans la lumière, la solennité et la richesse qu’il peut accéder à la splendeur d’un Graal qu’authentifie la colombe de l’Esprit. Cependant le monde d’alentour est suspendu dans l’espérance aux lèvres du Très Pur et attend de lui qu’il prononce « la question qui brise les charmes : « Quel nom est le tien, plus éclatant que la merveille? » » Une telle question suffira en effet à refaire couler la vie « aux veines dans toute sa force » et à restaurer le règne du Graal et celui du Très Pur sur Montsalvage.
Le thème des sensations apparaît sous diverses formes dans ce texte. On y remarque tout d’abord des sensations visuelles, celles par lesquelles Clingsor décrit la vision qu’il eut de l’arrivée du chevalier inconnu dans les forêts de Montsalvage en soulignant l’éclat de la perception alors ressentie. Le même personnage rend compte de la réalité dégradée du monde à travers d’autres images visuelles : « il barbouille Montsalvage de son pus comme un porc qui vomit sur sa litière ». Quant à Kundry, elle fait appel à tous les sens pour donner force de réalité à l’évocation du Graal : « il sera lumière, musique, parfum et nourriture ». Remarquons, par ailleurs, la finesse et la délicatesse des notations sensibles par lesquelles elle décrit « avec une grande solennité » le cérémonial d’intronisation. Mais une telle vision, que le futur place dans un autre temps que celui du réel, est marquée par une trop grande profusion de richesses ou de plénitude pour être vraie.
Le thème du Mal est un thème majeur de ce texte, où il se présente selon diverses modulations. Le Mal est, dès l’abord, perceptible à la présence d’une nature sauvage et hostile qui semble faire obstacle, par sa prolifération végétale, à la connaissance du Bien. Montsalvage apparaît progressivement au lecteur comme une sorte d’enfer sous le charme d’un magicien noir. Ce monde du mal, sous l'emprise de Clingsor, est marqué par la haine et par l'esprit de vengeance de celui qui a été rejeté et exclu du salut. Pour maintenir son pouvoir, Clingsor s'est "fait magicien" et a utilisé les sortilèges de la magie et le charme de Kundry, en se complaisant au spectacle de ses actions mauvaises. Des diverses dégradations qu'il a provoquées ou qu'il provoque sur le monde et sur les hommes (blesures, salissures, vomissures, extinction du Graal,...), il fait ses délices, se parant derrière le faux-semblant des apparences et l'illusion de la magie et du mensonge.
Le thème de la dégradation parcourt essentiellement les répliques de Clingsor. Ce thème est d'abord traité par le "magicien du Château Noir" sous la forme de sa propre chute ou de sa propre dégradation : "le Graal m'a rejeté". Privé à jamais de la "substance" et de la "joie de l'âme", Clingsor s'est rabattu sur "la force de la haine et la pénétration de l'esprit", c'est-à-dire sur l'intelligence mise au service du mal et de la dégradation. S'étant "fait magicien", Clingsor s'emploie à agir de telle sorte que le monde se dégrade et s'enlaidisse. Se complaisant dans le spectacle de cette défiguration du monde et de cette destructuration, il ne présente de la réalité qu'une image réductrice, celle du Mal à l'oeuvre dans le monde. Pour être plus efficace dans son action destructrice, il a recours à tous les sortilèges en son pouvoir de magicien. Il retire un malin plaisir à l'évocation d'une réalité qui n'est qu'illusion, établissant sa tranquillité "en équilibre sur l'impossible, sur le sacrilège, sur la mort !".
Le thème de la régénérescence apparaît dès la première réplique de Clingsor qui signale la "jeunesse" et la "vigueur merveilleuse" du nouveau venu, pour mieux exprimer ses propres craintes. Kundry, quant à elle, semble voir d'un "regard fixe et extatique » les transformations appelées à s'opérer. Le monde, jusqu'alors dégradé, fermé à l'extérieur et enlaidi, a déjà retrouvé, dans la vision, qu'elle en donne, sa richesse, sa plénitude d'être et sa beauté. "Les portes de Montsalvage s'ouvriront", dit-elle, de même que "les portes d'ivoire". Le monde apparaît délivré de ses sortilèges et comme revivifié. Montsalvage n'est plus un amas de pierres mais devient "souffle suspendu", suspendu aux lèvres du Très Pur qui, par le seul murmure de "la question qui brise les charmes" va apporter la guérison d’Amfortas et va faire couler la vie "aux veines dans toute sa force".
Une fois les thèmes reconnus et une fois développé chacun de ces thèmes dans ses variations et modulations, le lecteur, s'il vise à identifier "l'univers imaginaire" de l'auteur, ne peut le faire qu'à travers l'identification du principe qui organise et anime les thèmes et leurs motifs dans l'oeuvre. S'agissant d'un fragment de texte, le lecteur fonctionne, soit par hypothèse, soit en mobilisant sa connaissance générale de l'oeuvre.
Le passage en question fait apparaître un monde imaginaire singulier, structuré d'évidence de façon bipolaire. L'auteur nous rend, en effet, sensible, par cette scène, l'affrontement, dans le cadre du monde médiéval où la chevalerie est en quête d'un Graal idéalisé, entre deux postulations contradictoires, incarnées par deux personnages : Clingsor et Kundry. Tandis que le premier se fait l'avocat et le magicien du Mal et de la dégradation triomphante , et exprime sa répulsion à l'égard du Graal, Kundry appelle de ses voeux une régénération de Montsalvage par la restauration du Graal. Pour être plus précis, l'affrontement n'est pas seulement celui de deux discours (celui de la magie noire contre le Graal), il est aussi inscrit à l'intérieur de chacun d'eux : ombre et lumière, force et intelligence, laideur et beauté. Mal contre Graal sont tour à tour évoqués ou mis en opposition par l'un et l'autre des deux personnages antagonistes. Il est donc permis de reconnaître, au-delà d'un conflit de personnes, un univers imaginaire singulier structuré autour du paradoxe. Le principe qui organise et qui anime la pièce dans son ensemble et l'oeuvre générale de J. Gracq n'est-il pas l'opposition entre attraction et répulsion ? C'est au moins ce qu'affirment J. Gracq, dans son Avant-propos ("Je ne puis vivre avec toi, ni sans toi" 4 2) et ses critiques les plus éminents, B. Boie 4 3 ou M. Murat 4 4 .
1 Voir par exemple, à ce sujet Ubersfeld (Anne), Lire le théâtre, Paris, Editions Sociales 1993, p. 228.
2 . Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "avant-propos", p. 16.
3 Boie (Bernild), Notice in Gracq (Julien), Œuvres complètes, T.1, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, p. 115.
4 Murat (Michel), Julien Gracq, L’enchanteur réticent, Paris, Belfond, 1983.