6.2.1. Approche par les typologies psychologiques.

La désaffection de la littérature actuelle à l’égard de la psychologie, ou celle que lui prête une certaine lecture « journalistique », ne saurait nous faire oublier qu’une des fonctions majeures de l’oeuvre littéraire, c’est bien la création de types humains révélateurs du comportement de l’homme. Le théâtre du siècle classique nous offre un bel exemple d’une littérature qui se faisait révélation des « caractères » 5 6. N’entrait-il pas également dans les desseins d’un auteur de théâtre comme Racine de nous révéler, à travers les propos, les attitudes ou les actions de ses personnages, la vérité profonde de leur caractère, et à travers eux, de nous dépeindre jusqu’aux sentiments et mouvements les plus secrets de la psychologie humaine ? Qu’on songe à la tumulture et déchirante passion de Phèdre 5 7.

De telles illustrations de la littérature, conçue comme révélation des caractères, ont servi, à n’en pas douter, de modèles aux romanciers du dix-neuvième siècle et à ceux de la première moitié du vingtième qui ont cherché, à travers leur roman, à donner une large place à l’analyse des sentiments ou des processus psychologiques à l’oeuvre chez une personne. C’est ainsi que le personnage stendhalien, conformément aux visées de son créateur, se complaît à analyser les motivations qui déterminent son action et son comportement à l’égard d’autrui. Plus près de nous, François Mauriac, qui peut être considéré, à juste titre, représentatif de cette tradition du roman psychologique, a su nous dévoiler avec finesse, et jusque dans les replis de l’inconscient, le mystère et la solitude de ses personnages, si souvent murés dans leurs angoisses ou dans leurs désirs inavoués. Ces préoccupations psychologiques ne retenaient plus, à l’évidence, les auteurs du Nouveau Roman qui, dans un souci de renouvellement du genre romanesque, n’hésitaient pas, après Virginia Woolf, à remettre en question l’identité du personnage, ou prenaient comme modèles les protagonistes de Manhattan Transfer de Dos Passos. A la suite de l’écrivain américain qui, dans ce roman, avait cherché à montrer l’anéantissement des personnes dans l’univers des métropoles industrielles, où le temps vécu pour ces êtres sans mémoire, sollicités à tout moment par les réalités et les rythmes extérieurs, ne devient plus qu’une absurde et incohérente juxtaposition d’instants, actuels plutôt que présents, les auteurs du Nouveau-Roman ont placé, suivant Robbe-Grillet, leur roman sous le signe d’un « présent perpétuel qui rend impossible tout recours à la mémoire » 58 . Ajoutons que le romancier de « l’ère du soupçon », s’attache, selon l’expression de Nathalie Sarraute, à « dépersonnaliser ses héros » et à priver le lecteur, toujours enclin à identifier des caractères ou des types humains, de « tous les indices dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s’empare pour fabriquer des trompe-l’oeil »59. Sans dénier au romancier la légitimité d’une telle transformation du personnage littéraire, sans d’ailleurs ignorer l’intérêt d’une telle recherche qui s’appuie sur une observation psychologique exacte du comportement habituel du lecteur, reconnaissons qu’une telle évolution de la conception et de la représentation du personnage romanesque n’a pas été sans effet sur la production littéraire elle-même, où l’unité du personnage n’est plus considérée comme aussi fondamentale, où son identité n’est souvent plus que difficilement saisissable à travers l’ensemble de ses comportements. Convenons également qu’une telle option esthétique n’a pas été sans conséquence sur la vision, que se fait aujourd’hui le public, de l’oeuvre et du personnage littéraires. Considérons enfin qu’une telle remise en cause, au moins apparente, de l’importance de l’analyse psychologique dans l’approche de l’oeuvre n’a pas été sans incidence sur la pratique éducative et sur les méthodes de lecture préconisées et mises en oeuvre par les enseignants. On ne s’étonnera pas, dès lors, que ces derniers ne fassent plus, dans leur approche des textes, de l’analyse psychologique des personnages de l’oeuvre, une priorité.

Si l’on admet toutefois que l’oeuvre littéraire et ses personnages, plus que de pures fictions destinées à recréer le lecteur, doivent être définis comme des réalisations humaines où peut se lire et s’analyser le comportement psychologique de l’homme, on conviendra également qu’une perception efficace de telles représentations nécessite et présuppose un certain nombre d’aptitudes de la part du lecteur. Au nombre des aptitudes requises figurent, entre d’autres, celles qui consistent à repérer les faits significatifs, à les analyser, à disposer d’un vocabulaire approprié pour décrire avec pertinence les attitudes ou les comportements observés. Or le vocabulaire psychologique à mettre en oeuvre dans une telle description est à la fois trop divers, trop nombreux, il a une apparence trop indéterminée pour pouvoir donner prise à un apprentissage efficace de la part de l’élève, de lycée en particulier. S’impose alors la nécessité d’une typologie psychologique permettant, à partir de quelques propriétés aisément reconnaissables, de caractériser l’ensemble d’un comportement et d’en déduire un type caractérologique.

Sans remonter à la classification quadripartite d’Hippocrate qui identifiait dans la prédominance des humeurs de base (sang, lymphe, bile, nerf) le principe des tempéraments 6 0, sans nous attarder aux approches d’inspiration astrologique ni aux classifications morphopsychologiques ou psycho-biologiques faisant résulter diverses personnalités psychologiques de types morphologiques, voire des groupes sanguins ou de profils cérébraux 6 1, nous chercherons un tel modèle parmi les typologies proprement psychologiques. Deux systèmes de classification méritent d’être ici évoqués, les  « types psychologiques » de Carl Gustav Jung et la caractérologie de Heymans, Wiersma et Le Senne.

C’est à Heymans et Wiersma que revient le mérite d’avoir inauguré l’ère d’une typologie psychologique scientifique en substituant à l’improvisation plus ou moins gratuite une recherche rigoureuse des propriétés, des facteurs et des corrélations entre ces facteurs. On se souvient de quelle manière, à partir d’enquêtes biographiques sur des personnalités historiques et à partir d'un questionnaire 6 2, les deux chercheurs hollandais sont parvenus à dégager trois facteurs fondamentaux du caractère : l’émotivité, l’activité et le retentissement primaire ou secondaire.

Un individu est dit émotif s’il est sujet à des émotions intenses et fréquentes et s’il a tendance « a être ébranlé par des événements dont l’importance est minime »63. Un individu présentant les caractéristiques comportementales inverses est dit non-émotif.

Un individu est dit actif « s’il n’a besoin, pour agir que de motifs de faible valeur »64. L’activité se trouve ainsi définie, en caractérologie, comme une disposition à agir de soi-même, le non-actif, s’il agit, agissant contre son gré.

A deux propriétés constitutives du caractère s’en ajoute une troisième : le retentissement plus ou moins prolongé dans la conscience d’un événement ou d’une sollicitation extérieure. Un individu est dit primaire s’il réagit immédiatement aux expériences actuelles. Un sujet est dit secondaire s’il présente les propriétés inverses, c’est à dire « si l’influence persistante des expériences passées prévaut sur celle du présent. »65

Ces trois propriétés fondamentales (l’individu pouvant être émotif ou non-émotif, actif ou non-actif, primaire ou secondaire) forment en se combinant le produit de trois facteurs et correspondent à l’expression d’une puissance « 23 » , d’où résultent huit types de caractères, « qui doivent recevoir chacun une formule et un nom »66

1 Emotifs Actifs Primaires (EAP) Colériques (impulsifs) 6 7
2 Emotifs Actifs Secondaires (EAS) Passionnés
3 Emotifs Non Actifs Primaires (EnAP) Nerveux
4 Emotifs Non Actifs Secondaires (EnAS) Sentimentaux
5 Non-Emotifs Actifs Primaires (nEAP) Sanguins (Spontanés) 206 2
6 Non-Emotifs Actifs Secondaires (nEAS) Flegmatiques
7 Non-Emotifs Non Actifs Primaires (nEnAP) Amorphes
8 Non-Emotifs Non Actifs Secondaires (nEnAS) Apathiques

A chaque type ainsi défini correspond un comportement particulier, aisément identifiable. Ainsi, le flegmatique (nEAS) est un homme d’habitude, pondéré, froid, respectueux de la Loi et des principes. Se caractérisant par une certaine inertie du processus d’excitation, il est disponible pour l’action où il se montre persévérant et tenace 6 8.

Correspondent à ce profil caractérologique des philosophes comme Maine de Biran, E. Kant. Le personnage de Javert constituerait une illustration littéraire particulièrement exemplaire de ce type.

Un autre système typologique mérite d’être mentionné ici, même s’il est moins connu que la classification Heymans - Le Senne. Il s’agit des « types psychologiques » de C. G. Jung. Nous aurons l’occasion d’observer que les deux systèmes, loin d’être incompatibles, sont complémentaires et souvent convergents.

Rappelons d’abord que le système de Jung repose sur la distinction de « deux grandes classes d’êtres humains » 6 9 « l’extraverti » et « l’introverti ». Il s’agit de deux attitudes à l’égard du monde extérieur et du monde intérieur.

L’extraverti se définit comme un être tourné vers la réalité extérieure et vers la relation à autrui. A l’aise dans la vie sociale, il s’adapte vite et adhère au milieu dans toutes les situations. L’introverti se définit inversement comme un sujet tourné vers le monde intérieur et réfractaire au monde réel ambiant.

Notons que cette distinction n’est pas sans rappeler l’opposition entre primaires et secondaires. En effet, si l’être primaire réagit immédiatement aux situations et aux sollicitations actuelles, n’est-ce pas en raison de son extraversion? Si l’être secondaire met plus de temps à réagir aux expériences du moment, n’est-ce pas dans la mesure de son introversion, attiré qu’il est, par le monde de ses souvenirs, à s’abstraire du réel ambiant et de l’expérience actuelle?

Outre ces attitudes, le système des types caractérologiques jungiens repose sur l’existence de quatre fonctions primordiales. Le sujet dispose en effet, selon Jung, de quatre fonctions « pour s’orienter dans l’espace extérieur » 70 : la sensation, la pensée, le sentiment et l’intuition.

La sensation est ce qui nous permet de nous orienter dans l’espace extérieur et de constater ce qui existe autour de nous. « La sensation, pour être pure et vive, ne doit inclure aucun jugement, ni être influencée ou dirigée; elle doit être irrationnelle »71.

La pensée est une fonction qui nous permet de juger et d’identifier ce qu’est un objet perçu. Fonction rationnelle par excellence, la pensée « doit préciser ce qu’une chose est. Elle doit appréhender sa spécificité, la différencier de ce qui n’est pas elle, ce qui est une oeuvre de jugement, une position rationnelle »72.

Outre la sensation et la pensée, le sujet dispose de l’intuition pour appréhender une situation. Elle lui permet, à partir de suppositions ou même d’impressions, de deviner l’évolution de la situation ou celle d’un être, ou de pressentir ses potentialités cachées.

Reste le sentiment qui correspond à une relation affective à l’être, à l’objet ou à la situation. Cette fonction dicte au sujet « la valeur qu’un objet a pour [lui]. C’est une fonction rationnelle, qui formule un jugement précis »73.

Ainsi, chaque être humain disposant des quatre fonctions à un degré plus ou moins important, celle qui prévaut le plus souvent chez une personne va permettre de l’identifier à un mode de fonctionnement psychologique. Chaque modèle particulier ainsi défini pouvant être par ailleurs extraverti ou introverti, du produit des quatre fonctions et des deux attitudes résultent huit types caractérologiques, qui ne sont pas sans lien avec ceux de la typologie Heymans - Le Senne 7 4 :

1 sensation extraverti   5 sensation introverti
2 pensée extraverti   6 pensée introverti
3 intuition extraverti   7 intuition introverti
4 sentiment extraverti   8 sentiment introverti

Comme pour la typologie précédente, il est possible de procéder à une description symptomatique des types psychologiques jungiens. C’est ainsi que le type Sensation extraverti, essentiellement tourné vers le réel objectif et immédiat, sera peu porté vers l’intériorité. « Pour lui la sensation est manifestation concrète de la vie »75. Il recherche constamment à être affecté par des impressions sensorielles : « son thème constant est de sentir l’objet, d’avoir des sensations et si possible d’en jouir76. A l’égal de l’amorphe de la typologie Heymans-Le Senne, il se définit donc comme un bon vivant dont la valeur dominante est le plaisir.

Cependant, pour intéressantes que soient ces deux typologies et pour méritoires qu’elles puissent être dans le domaine de l’apprentissage où elles facilitent incontestablement l’acquisition et la structuration progressives du vocabulaire psychologique, transposées dans le domaine de l’oeuvre littéraire, elles ne sont directement applicables qu’à des textes de type narratif, mettant en oeuvre des caractères, ou des personnages humains. Par ailleurs, il convient d’ajouter que les propriétés des types psychologiques ou les traits des caractères dégagés ne constituent pas eux-mêmes une explication de type causal. De telles propriétés, ainsi que le signale Guy Palmade, tout en permettant « de fixer dans une large mesure ce qu’est un homme, n’indiquent en rien ce qui l’a rendu tel »77. Tout en donnant à l’élève la possibilité de définir les traits privilégiés par un auteur dans la représentation de ses personnages, l’analyse de type caractérologique ne donne aucune indication sur les raisons qui ont déterminé celui-ci à une telle sélection.

Ainsi, que l’on recherche un modèle d’analyse applicable à toute oeuvre littéraire ou à tout texte, ou que l’on cherche à établir les mobiles profonds des choix de l’auteur rendus manifestes par les approches précédentes, il convient de pousser plus loin la réflexion et de procéder, en recourant aux modèles psychanalytiques, à une analyse d’un autre niveau de profondeur et de complexité.

Notes
5.

6Le Senne (René), Traité de caractérologie, Paris, PUF, 1945, T.12.

5.

7Racine (Jean), Préface de Phèdre, (1677) Pléiade, Paris, Gallimard, 1950, p. 745.

L’auteur lui-même, dans la préface de cette pièce, pose que ce qui constitue le fondement d’une bonne tragédie, c’est le caractère du héros tragique. Reconnaissant à cet égard sa dette envers son modèle Euripide, il affirme en effet : « Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j’ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre ».

5.

8Robbe-Grillet (Alain), Pour un Nouveau Roman, Paris, Ed. de Minuit, 1963, à propos de L’année dernière à Marienbad, film d’A. Resnais.

5.

9 Sarraute (Nathalie), L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956.

6.

0 On consultera utilement sur un tel sujet l’ouvrage d’E Mounier, Traité du caractère, Paris, Le Seuil, 1947, dans la partie qu’il consacre aux « Tempéraments » pp191-194. Rappelons par ailleurs qu’une telle typologie a longtemps servi de référence pour les auteurs eux-mêmes : qu’on songe au théâtre de Molière par exemple.

6.

1Voir la bibliographie proposée à la suite de l’article « Typologies psychologiques, in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1980, volume 3.

6.

2« Questionnaire de l’enquête statistique de G. Heymans et E. Wiersma », cité en annexe dans Le Senne (René), Traité de caractérologie, Paris, PUF, 1945, pp. 641-652.

6.

3Le Senne (René), op. cit., p. 66.

6.

4 Mounier (Emmanuel), Traité du caractère, Paris, Le Seuil, p. 407.

6.

5 Le Senne (René), op. cit., p. 89.

6.

6 Le Senne, op. cit., p. 130.

6.

7On pourra substituer aux appellations anciennes entrées en désuétude des termes plus actuels. « Impulsif » nous paraît remplacer avantageusement « colérique » ; de même « spontané » sera préféré à « sanguin » hérité de la vieille nomenclature physiologique des tempéraments.

206.
6.

8 Pour une description symptomatique des caractères, consulter le Traité de caractérologie de Le Senne, ainsi que le Traité pratique d’analyse de caractère de G. Berger, Paris, PuF, 1950.

6.

9 Jung (Carl-Gustav), L’Homme à la découverte de son âme, Paris, Albin Michel, 1987, p. 139.

7.

0Jung (C. G.), L’Homme à la découverte de son âme, Paris, Albin Michel, 1987, p. 106.

7.

1Ibid., p. 107 - Rappelons que Jung appelle « rationnelle » une fonction de jugement.

7.

2Ibid., p. 107.

7.

3Ibid., p. 108.

7.

4Sur les correspondances entre les deux typologies, voir le tableau dans l’article « Psychologiques (typologies) » in Encyclopaedia Universalis, 1980, tome 13, p. 769.

7.

5Jung (Carl Gustav), Types psychologiques [1921], trad. Y. Le Lay, Genève. Georg et Paris, Buchet Chastel, 1983, p. 357

7.

6Ibid., p. 357.

7.

7Palmade (Guy), La caractérologie, Paris, PUF, (collection « Que sais-je), 1989, p. 103.