6.2.2. Approches psychocritiques.

6.2.2.1. Historique de la démarche.

Dès ses débuts, la théorie psychanalytique a été initiée et élaborée par Sigmund Freud, dans un rapport étroit avec la littérature. Il faut se rappeler d’abord l’intérêt toujours manifesté par le fondateur de la méthode psychanalytique à l’égard des oeuvres littéraires 7 8. Le montrent aussi les liens établis entre la lecture de la tragédie de Sophocle, Oedipe-roi et de celle de Shakespeare, Hamlet et sa pratique analytique ou l’analyse de son propre passé 7 9. Témoigne également d’une telle association et de caractère fécond l’élaboration décisive d’un des concepts fondamentaux de la psychanalyse, le « complexe d’Oedipe ». Identifiant, dans le mythe mis en scène par Sophocle, l’archétype d’un destin dont il peut vérifier l’universalité dans les désirs exprimés par ses patients ou dans son passé personnel, S. Freud n’explique pas autrement l’émotion ressentie par les modernes au spectacle d’Oedipe-roi : « Si les modernes sont aussi émus par Oedipe-roi que les contemporains de Sophocle, cela vient, non du contraste entre la destinée et la volonté humaine, mais de la nature du matériel qui sert à illustrer ce contraste. Il faut qu’il y ait en nous une voix qui nous fasse reconnaître la puissance contraignante de la destinée dans Oedipe [...]. Sa destinée nous émeut parce qu’elle aurait pu être la nôtre, parce qu’à notre naissance l’oracle a prononcé contre nous cette même malédiction »80.

Que la psychanalyse en cours d’élaboration puisse constituer un système explicatif propre à interpréter le fait esthétique ou littéraire, S. Freud s’en convainc peu à peu, même si sur ce point, il ne se cachait pas les difficultés, comme le montre l’article intitulé « L’intérêt de la psychanalyse » paru en 1913 : « Sur quelques problèmes qui se nouent à propos de l’art et des artistes, la manière de voir psychanalytique donne des éclaircissements satisfaisants, d’autres lui échappent complètement »81.

La première application d’envergure de la psychanalyse à l’oeuvre littéraire est, sans conteste, l’essai consacré par S. Freud en 1907 à la Gradiva de W. Jensen. Freud s’emploie d’abord, dans son ouvrage, à résumer le récit de l’auteur 8 : Norbert Harrold, jeune archéologue allemand, est devenu amoureux d’un bas-relief antique représentant une jeune fille en train de marcher. Il décide, après avoir baptisé du nom de « Gradiva » le personnage de cette jeune fille, de transporter son bas-relief, à Pompeï. Là, s’imaginant victime d’un égarement, le jeune archéologue croit retrouver la jeune fille en la personne d’une compatriote en qui il finit par reconnaître une amie d’enfance, Zoé Bertgang, laquelle parvient à le guérir en acceptant d’abord « le rôle de fantôme éveillé »83 en révélant ensuite au jeune héros qu’elle est elle-même le véritable objet de son amour.

Cependant, S. Freud, mettant au service de la compréhension du texte les concepts que la récente science psychanalytique est en train d’élaborer, s’applique tout autant à démontrer combien le texte de W. Jensen confirme, par ses thèmes et par les situations qu’il décrit, les hypothèses théoriques de la psychanalyse qu’à faire oeuvre d’explication ou d’élucidation de l’oeuvre elle-même. Un tel dessein apparaît d’évidence lorsque S. Freud multiplie ses satisfecit à l’adresse du romancier pour avoir si bien décrit les processus psychiques 8 4. Ainsi, la nouvelle de W. Jensens est décrite comme une parfaite illustration des thèses psychanalytiques du refoulement : S. Freud analyse métaphoriquement et symboliquement le voyage de l’archéologue à Pompeï comme le « retour du refoulé ». Il interprète également cette histoire comme « l’Histoire d’une analyse, et même de deux : celle que conduit avec subtilité Zoé, soit la vivante, celle que doit avoir effectuée sans le savoir l’auteur, Jensen »85.

Malgré l’intérêt incontestable de cet ouvrage, le problème se pose de sa validité générale et de la fonction du texte critique qui appliquerait un tel modèle de lecture à d’autres oeuvres. J. Bellemin-Noël mentionne les objections de certains commentateurs quant à l’universalité du modèle : « Le texte, dit-on, se prête avec tellement de complaisance à cette lecture que rien n’est prouvé quant à sa validité comme modèle exportable dans d’autres territoires littéraires »86. Mais l’objection la plus pertinente, portant sur la perspective générale de l’approche et sur l’objectif de l’investigation analytique du texte ou de l’oeuvre littéraires, nous est fournie par S. Freud lui-même dans son Supplément à la deuxième édition (1912). Faisant état des nouvelles directions de la recherche psychanalytique, l’auteur y affirme que la psychanalyse ne cherche plus seulement dans les créations littéraires « des confirmations de ses trouvailles concernant des individus névrosés de la vie réelle; elle demande aussi à savoir à partir de quel matériel d’impressions et de souvenirs l’écrivain a construit son oeuvre et par quelles voies, grâce à quels processus, il a fait entrer ce matériel dans l’oeuvre littéraire »87.

A cette question des origines de l’oeuvre, une première réponse, s’appuyant sur un élargissement du champ de l’analyse à l’anthropologie, est donnée par un article daté de 1913 : « le motif du choix des coffrets »88. Contemporain de son ouvrage anthropologique, Totem et Tabou, cet article ouvre la perspective aux dimensions de la littérature universelle et pose que le motif des trois coffrets présent dans le drame de Shakespeare, Le marchand de Venise, n’est qu’une variante d’un mythe plus général.

On sait que la belle Portia est tenue par son père à épouser celui de ses trois soupirants qui choisira, parmi les trois coffrets d’or, d’argent et de plomb, celui qui renferme son portrait, c’est-à-dire le coffret de plomb. A partir d’un rapprochement de textes ou de situations où se retrouve le même motif du « choix que fait un homme entre trois femmes »89 (de la déesse Aphrodite choisie par Pâris, à Cendrillon préférée par le prince à ses soeurs, en passant par Psyché dans les Métamorphoses d’Apulée), S. Freud identifie dans le coffret de plomb, dans la troisième déesse, dans la fille déshéritée choisie de préférence à ses soeurs, une résurgence de la figure mythique de la troisième Parque, Atropos, c’est-à-dire la Mort.

S’il est vrai que la troisième femme choisie par l’homme représente la Mort, comment doit-on interpréter ce choix ? Selon Freud, un tel choix s’explique, si l’on veut bien admettre que, par ce moyen, l’homme surmonte le tragique de sa condition : « le choix est mis à la place de la nécessité, de la fatalité »90.

Ce qui rend cet article particulièrement intéressant, c’est à la fois la réponse de type anthropologique faite à la question des origines de l’oeuvre, et la démarche méthodologique qui s’y trouve esquissée. La superposition des textes, initiée par S. Freud dans ce bref essai et aboutissant à la reconnaissance d’un mythe, trouvera plus loin, comme on sait, un prolongement des plus fructueux dans la méthode de psychocritique mise au point par Charles Mauron.

Après « Le motif du choix des coffrets » expliquant, dans une perspective anthropologique, les thèmes ou les motifs de l’oeuvre d’un auteur à partir de contenus mythiques universels, il y avait place pour une autre réponse psychanalytique à la question des origines de l’oeuvre et pour une autre explication réalisée en référence avec l’expérience vécue de l’auteur. Après avoir cherché dans l’oeuvre à « lire l’Homme », on a voulu y « lire un homme », suivant la formule de J. Bellemin-Noël 9 1 .

Une telle démarche associant psychanalyse et biographie était déjà celle de S. Freud dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci 9 2. Telle est également celle qu’il utilise dans « un souvenir d’enfance de Poésie et Vérité »93. S. Freud commence par isoler et par rappeler un épisode de l’enfance de Goethe, que l’auteur a relaté dans son œuvre autobiographique. Cet épisode est celui où le jeune Johan Wolfgang s’amuse à jeter par la fenêtre des vases en poterie ou en faïence sous le regard amusé et les encouragements des enfants du voisinage. Comment expliquer un tel comportement? Par une heureuse coïncidence, S. Freud fait, dans son travail d’analyste, la rencontre d’un patient qui, étant enfant, avait éprouvé un sentiment de forte jalousie dès la naissance d’un frère et avait eu des comportements analogues. Vérification faite, dans la biographie de l’auteur, le jeune Goethe avait eu, lui aussi, un frère plus jeune que lui de trois ans. L’éjection de la vaisselle devient alors « un acte symbolique, ou disons plus correctement : magique par lequel l’enfant [...] exprime vigoureusement son voeu d’éliminer l’intrus gênant »94.

Un autre exemple d’une démarche psycho-biographique nous est offert par l’étude que Marie Bonaparte consacre à E. Poe et que J. Bellemin-Noël considère, à juste titre, comme « un moment de la critique psychanalytique, très représentatif des intentions comme du langage des compagnons et successeurs immédiats de Freud »95. L’oeuvre artistique ou littéraire y est en effet conçue comme une activité psychique à l’élaboration de laquelle président les mêmes processus et les mêmes mécanismes que ceux qui sont au principe des rêves. Ainsi que l’énonce S. Freud dans la « Préface » de cet ouvrage, le travail d’interprétation de M. Bonaparte consiste à élucider l’activité créatrice de l’auteur à partir de la « personnalité » de l’homme », cette personnalité étant elle-même « le résidu de puissantes fixations affectives et d’événements douloureux datant de la toute première jeunesse »96. C’est donc, d’une part, en recourant aux concepts fournis par L’interprétation des rêves, et en particulier aux processus de déplacement et de condensation, et d’autre part en prenant les personnages des contes de Poe comme des substituts des images parentales, que M. Bonaparte parvient à dégager les variations d’un conflit psychique qui se ramène au désir morbide exprimé complaisamment par l’auteur de s’unir à la mère trop tôt disparue 9 7. Cependant, à défaut d’illustrer la réalisation imaginaire d’un désir qui ne peut être que refoulé, les textes de Poe, analysés par M. Bonaparte, n’en offrent que la déception.

Observons par exemple comment la psychanalyste française, élève de Freud, interprète le conte intitulé « Le chat noir » 9 8 à travers l’explication que la psychanalyse fournit du rôle joué par la mère dans l’angoisse de castration. On se souvient que le narrateur de ce conte, marié de bonne heure, vit dans la compagnie de plusieurs favoris domestiques, dont un chat noir. Une nuit, alors qu’il rentre ivre chez lui, et qu’il croit que son chat Pluton l’évite, il le saisit et, mordu par lui, lui crève l’oeil. Plus tard, ne supportant plus de voir l’animal mutilé, il le pend. Un autre chat, portant « une éclaboussure large et blanche, mais de forme indécise, qui couvrait presque toute la région de la poitrine »98 s’introduit dans la vie du narrateur qui le découvre privé, lui aussi, d’un de ses yeux. Armé d’une hache il s’apprête à tuer ce deuxième chat noir quand sa femme s’interpose et subit le sort destiné à l’animal. Interprétant ce conte, M. Bonaparte voit la femme du meurtrier et les deux chats comme trois images de la mère. « Pluton est d’abord la mère phallique, celle du temps où le petit garçon croyait vraiment au pénis maternel. Mais après que Pluton a subi la castration infligée par l’homme, après que la mère a du être punie pour avoir introduit en sa personne l’image de la castration sur terre, alors le second chat apparaît avec, sur la poitrine, sa large éclaboussure blanche. Ce second chat figure la mère nourricière, qui voudrait se faire pardonner, par le plaidoyer du lait »99.

La critique psychanalytique pratiquée par M. Bonaparte ne s’arrête pas à une élucidation des thèmes ou des situations répétitifs qui caractérisent l’oeuvre d’E. A. Poe, mais elle se propose comme une explication des comportements de l’auteur dans son existence même. C’est ainsi que M. Bonaparte trouve un écho des pulsions meurtrières et sadiques du « Chat noir » dans l’existence de l’auteur : « Ce nécrophile contemplatif qu’était E. Poe avait trouvé moyen, selon elle, en choisissant pour femme la petite candidate à la phtisie Virginia, de se préparer le spectacle sadique d’une agonie pareille à celle qui avait fasciné son enfance »100.

Quelle est la conception sous-jacente à cette critique ouvertement psychanalytique du texte littéraire ? Notons d’abord que l’auteur y est considéré comme patient de la cure analytique. Le texte remplaçant le matériel de l’analyse, tout se passe comme si le critique psychanalyste procédait au diagnostic d’un cas jugé pathologique. Une telle conception qui conserve l’esprit et le langage de la pratique médicale ou thérapeutique, dont elle est dérivée, sera contestée par C. Mauron qui proposera de distinguer nettement psychocritique et psychanalyse, en faisant valoir que « dans les conditions où le psychocritique travaille, le rôle thérapeutique perd tout sens »101. Par ailleurs, la démarche de M. Bonaparte présente le défaut, si l’on se place du point de vue pédagogique qui est le nôtre, d’apparaître peu accessible à la reproduction, de la part de l’étudiant, a fortiori de l’élève de lycée. Cela ne résulte pas seulement de la complexité d’une méthode qui, en effet, nécessite, sinon la compétence d’un analyste, tout au moins une très grande maîtrise des concepts fondamentaux de la psychanalyse. Cela tient aussi à la nature même de l’objet analysé, l’oeuvre de Poe, « qui se prête avec tellement de complaisance à cette lecture que rien n’est prouvé quant à sa validité comme modèle »102, pour reprendre les objections soulevées plus haut à propos de la lecture proposée par S. Freud de la Gradiva de Jensen. Enfin, les procédures méthodologiques mises en oeuvre dans cette étude n’étant pas toujours aisément reconnaissables, comment ne pas s’interroger sur son applicabilité pédagogique et sur l’opportunité à la présenter comme un modèle à des élèves ou à des étudiants?

Notes
7.

8Bellemin-Noël (Jean), Psychanalyse et littérature, Paris, PUF, (collection « Que sais-je »), 1978, p. 11.

7.

9 Freud (Sigmund), « Lettre à Fliess du 15 octobre 1897 », in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956 : « J’ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père... »

8.

0Freud (Sigmund), L’interprétation des rêves [1910], Paris, PUF, 1967, pp. 228-229.

8.

1Freud (Sigmund), « L’intérêt de la psychanalyse » dans Scientia, Bologne, 1913, repris dans Résultats, idées, problèmes , Paris, PUF, 1984.

8.

2Freud (Sigmund), Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, [1907], Paris, Gallimard, (collection Folio-essais), 1986, p. 144 et 39.

8.

3Ibid., p.216.

8.

4Cf par exemple, p. 184, « le romancier nous a donné une étude psychiatrique parfaitement correcte ». Voir encore p. 188, p. 189, p.195, p. 198, etc...

8.

5 Bellemin-Noël (Jean), Psychanalyse et littérature, Paris, PUF (collection « Que sais-je »), 1978, p. 102.

8.

6 Ibid., p. 102.

8.

7 Freud (Sigmund) Le délire et les rêves dans La Gradiva de W. Jensen, « Supplément à la deuxième édition » [1912], Paris, Gallimard (collection Folio-essais), 1986, p. 247.

8.

8 Freud (Sigmund), « Le motif du choix des coffrets », [1913], in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard (collection Folio-essais), 1985, p. 65 et sq.

8.

9 Ibid., p. 67.

9.

0 Ibid., p. 78.

9.

1 Bellemin-Noël (Jean), op. cit., chap IV : « Lire l’homme », chap. V : « Lire un homme ».

9.

2 Freud (Sigmund), Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci, [1910], Paris, Gallimard (coll. idées/Gallimard), 1977.

9.

3 Freud (Sigmund), « Un souvenir d’enfance de Poésie et Vérité [1917], in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard (Folio-essais), 1985, p. 193 et sq.

9.

4 Ibid., pp. 200-201.

9.

5 Bellemin-Noël (Jean), Psychanalyse et littérature, op. cit., p. 85.

9.

6 Freud (Sigmund), Préface à M. Bonaparte, Edgar Poe, Sa vie - son oeuvre - Etude analytique, [1933], Paris, PUF, 1958.

9.

7 Mrs Poe, mère d’Edgar, meurt le 8 décembre 1811, alors que l’enfant n’avait pas encore deux ans.

9.

8 Poe (Edgar Allan), Nouvelles Histoires extraordinaires, [1857], trad. Charles Baudelaire, Paris, Garnier-Flammarion, 1965.

9.

8 Ibid., p. 62.

9.

9 Bonaparte (Marie), Edgar Poe. Sa vie - Son oeuvre. Etude analytique (tome troisième), Paris, PUF, 1958, p. 778.

1.

00 Ibid., p. 797.

1.

01 Mauron (Charles), Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1963, p. 25. Voir aussi l’introduction de son ouvrage, L’inconscient dans l’oeuvre et la vie de Racine , [1957], Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986, pp. 11-12.

1.

02 Bellemin-Noël (Jean), op. cit., p. 102.