6. 3. 1. Aperçu historique de la démarche mythocritique.

S’il est vrai que la production littéraire de ce siècle a pu concourir à l’essor de l’imaginaire et du mythe auquel nous assistons aujourd’hui, nul doute qu’une méthode de critique qui se réclame directement de ces formes symboliques a eu aussi une part considérable dans ce développement. L’école de Grenoble qui se reconnaît, autour de la personne de G. Durand, dans l’approche mythocritique de l’oeuvre littéraire, n’a pas peu contribué a cette montée en puissance de l’imaginaire. Mais on aurait une perception erratique de la démarche et du modèle de lecture élaborés par G. Durand sans référence à l’univers de C.G. Jung, dont nous avons déjà fait mention, ni sans référence aux " travaux si novateurs" 2 33 de M. Eliade qui le, « premier et avec constance, a énoncé le principe de correspondance, ou même d’inextricable interpénétration, des « textes » de la littérature et des « textes » de la mythologie 234.

On ne comprendrait pas d’avantage cette méthode de lecture sans que soit rappelé l’apport fondamental de G. Bachelard à une réflexion sur l’imagination et sur la rêverie poétique. Considérant d’abord "les images en dehors de toute tentative d’interprétation personnelle 2 35 et cherchant à déterminer les "conditions objectives de la rêverie 2 35, G. Bachelard prend peu à peu ses distances avec une "psychanalyse" élémentaire, pour en venir progressivement à une phénoménologie de l’imagination, plus respectueuse de la "dynamique immédiate de l’image"236. L’imagination a un dynamisme propre et doit être même considérée "comme une puissance majeure de la nature humaine "237. L’expérience de la critique et celle de la lecture ne consistent pas tant à expliquer le texte que "retentir phénoménologiquement "238 au niveau des images poétiques. "Il ne s’agit pas tant d’expliquer comment le poète s’est nourri d’une expérience privilégiée avec la nature constituée que de s’ériger en nature constituante"239. Ainsi la rêverie bachelardienne devient "herméneutique instaurative" et le lecteur devient conscience imaginante et lieu du « retentissement » poétique. Cette leçon de lecture ne sera pas oubliée par G. Durand pour qui la phénoménologie dynamique de Bachelard peut servir de modèle à une approche du symbole : "nous sommes bien là au coeur du mécanisme du symbole, dont le fonctionnement essentiel - par opposition à l’allégorie - est une reconduction instaurative vers un être qui ne se manifeste que par telle image singulière"240.

Des Structures anthropologiques de l’imaginaire aux études plus récentes de l’Introduction à la mythodologie, G. Durand n’a jamais cessé de souligner combien les structures de l’Imaginaire ont un caractère dynamique. S’il est vrai que "l’image symbolique s’incarnant dans une culture et dans un langage culturel risque de se scléroser en dogme et en syntaxe"241 et de se dégrader en signe, l’imaginaire et le symbolique ne peuvent être appréhendés que comme des dynamismes ou comme des forces : "derrière les formes structurées, qui sont des structures éteintes ou refroidies, transparaissent fondamentalement les structures profondes qui sont, comme Bachelard ou Jung le savaient déjà, des archétypes dynamiques, des « sujets » créateurs"242. S’il est vrai, que l’objectif initial de G. Durand est d’établir une typologie des symboles et des mythes permettant de compléter les recherches bachelardiennes et de "classer commodément les images"243, et, s’il est vrai que les représentations imaginaires ainsi définies comme des structures "relativement stables" peuvent revêtir "un certain statisme", "la structure implique par contre un certain dynamisme transformateur"244.

Rappelons que le livre premier des Structures anthropologiques de l’imaginaire, consacré à l’image dans son "régime diurne", s’oppose au livre deuxième, qui traite de l’image dans son "régime nocturne". Ces deux régimes d’images sont des réponses aux "visages du temps" qui apparaît, dans ses archétypes et dans ses schémas fondamentaux, comme dévastateur et implicateur de mort. Trois attitudes fondamentales sont opposées par l’homme aux visages terrifiants du temps : l’attitude skizomorphe (ou héroïque) faite d’antithèse, d’exclusion et de posture polémique, l’attitude mystique (ou antiphrasique) procédant par euphémisme et consistant "à se replonger dans une intimité substantielle et à s’installer par la négation du négatif dans une quiétude cosmique aux valeurs inversées, aux terreurs exorcisées par l’euphémisme"245, l’attitude synthétique (ou dramatique) faite de paradoxe reliant les contraires dans une « coïncidentia oppositorum ». La première attitude correspond au Régime Diurne de l’imaginaire, celui de l’antithèse, les deux autres, au Régime Nocturne, celui des euphémismes proprement dits, l’attitude mystique étant la plus radicale, l’attitude synthétique étant la plus accommodante.

Aux structures skizomorphes (ou héroïques) correspondent d’abord les symboles ascensionnels tels que l’échelle, l’escalier, le clocher, ensuite les symboles spectaculaires, tels que le soleil, l’oeil et la vision, enfin les symboles de séparation tels que l’épée, la cuirasse, ou le baptême. Dans les structures mystiques (ou antiphrasiques) se rencontrent les symboles de l’inversion, où la chute s’euphémise en descente et où le redoublement ou l’emboîtement succède à la séparation brutale et ceux de l’intimité où la mort elle-même est un retour à la terre-mère. Dans les structures synthétiques (ou dramatiques) apparaissent les symboles cycliques de l’éternel retour comme celui de la roue et les symboles du progrès comme celui de la croix ou de l’arbre.

L’application de cette typologie des structures imaginaires conçue comme "une grille de lecture archétypique " a donné lieu au Décor Mythique de la Chartreuse de Parme 2 46, à quoi s’ajouteront les développements ultérieurs des mythocritiques et mythanalyses, en particulier avec Figures mythiques et visages de l’oeuvre 2 47. Au chapitre V de cet ouvrage, chapitre consacré à l’étude de l’oeuvre de Xavier de Maistre, G. Durand s’emploie à démontrer que la méthode psychocritique est insuffisante "pour rendre compte en dernière analyse de la justification compréhensive d’une oeuvre"248. Certes, il serait facile de repérer dans les oeuvres de cet auteur et en particulier dans Le voyage autour de ma chambre une illustration du "complexe du cadet" ou du "complexe de Pierrot" voués au voyage sédentaire. Mais cette explication est insuffisante « pour faire le tour des motivations d’une conduite d’homme"249.

Pour rendre compte de l’ensemble des facteurs déterminant une oeuvre humaine, il faut recourir au mythe qui " passe de loin, et de beaucoup, la personne, ses comportements et ses idéologies "250. G. Durand démontre, en particulier, comment la nouvelle La jeune Sibérienne est « la réminiscence du mythe sacral d’Agar "251. Ainsi le texte de l’oeuvre, à travers les situations et les figures caractéristiques d’un "univers ordonnant des valeurs « numineuses » et par là ordonné aux grands mythes possibles d’une mythologie, fond[e] une « mythocritique »" 2 52.

Avant d'exposer les procédures méthodologiques de ce modèle de lecture, précisons qu'il ne s'agit pas moins, pour un lecteur, dans l'appropriation de l'approche mythocritique, non seulement de pouvoir faire apparaître, dans l'oeuvre, la présence d'un mythe, mais aussi, tout en enrichissant sa propre connaissance des grands récits de l'humanité que sont les mythes, de s'ouvrir à la compréhension de la dimension culturelle de l'oeuvre littéraire. La mythocritique tendant "à extrapoler le texte ou le document étudié, à émarger par-delà l'oeuvre à la situation biographique de l'auteur, mais aussi à rejoindre les préoccupations socio- ou historico-culturelles"253, la valeur explicative du mythe transcende celle de l'œuvre. La "mythocritique appelle donc une « Mythanalyse » qui soit, à un moment culturel et à un ensemble social donné, ce que la psychanalyse est à la psyché individuelle"254. Le lecteur, à partir de l'identification dans l'oeuvre d'un mythe donné, est donc invité à mettre en relation le mythe découvert avec les mythes directeurs du milieu socio- ou historico-culturel dans lequel l'oeuvre a été produite. Une telle extrapolation pourra rendre le lecteur ou l'apprenti lecteur, après acquisition des méthodes et des savoirs en jeu, capable d'appliquer les méthodes [...] élaborées pour l'analyse d'un texte à un champ plus large, celui des pratiques sociales, des institutions, des monuments autant que des documents" 2 55 et d'y voir à l'oeuvre les "mythes directeurs et leurs transformations significatives"256.

Notes
2.

33 Durand (Gilbert), L'imagination symbolique, "Avant-propos de la quatrième édition", op. cit., p. 5.

2.

34 Durand (Gilbert), Introduction à la mythodologie, op. cit., p. 187.

2.

35 Bachelard (Gaston), La poétique de l'espace, "introduction", Paris, PUF, 1957 (édition "Quadrige" : 1992, p. 3).

2.

35 Bachelard (Gaston), La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard (folio-essais p. 185), 1949.

2.

36 Bachelard (Gaston), La poétique de l'espace, op. cit., p.3.

2.

37 Ibid., p. 16.

2.

38 Ibid., p. 9.

2.

39 Pire (François), "Bachelard : de la psychanalyse élémentaire à la phénomènologie de l'imagination" in Méthodes du texte, Paris - Gembloux, Duculot, 1987, p. 276.

2.

40 Durand (Gilbert), L'imagination symbolique, op. cit., pp. 75-76.

2.

41 Ibid., p. 35.

2.

42 Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l'imaginaire, "Préface de la troisième édition", Paris, Dunod, 1992, (1ère édition 1969), p. XIX.

2.

43 Durand (Gilbert), Figures mythiques et visages de l'oeuvre, Paris, Dunod 1992 (1ère édition 1979), p. 7.

2.

44 Ibid., p. 248.

2.

45 Ibid., p. 321.

2.

46 Durand (Gilbert), Le Décor Mythique de « La Chartreuse de Parme ». Les structures figuratives du roman stendhalien (1961), José Corti, 1983, 3e éd.

2.

47 Durand (Gilbert), Figures mythiques et visages de l’oeuvre, op. cit.

2.

48 Ibid., p.183.

2.

49 Ibid., p.183.

2.

50 Ibid., p.183.

2.

51 Ibid., p.173.

2.

52 Ibid., p.183.

2.

53 Ibid., p.350.

2.

54 Ibid., p.350.

2.

55 Durand (Gilbert), Introduction à la mythologie, op. cit., p.205.

2.

56 Durand (Gilbert), Figures mythiques et visages de l’œuvre, op. cit., p.347.