7.3.1. De l’approche thématique du texte à son anthropologie.

S’il est vrai que l’approche thématique est, de toutes les approches textuelles, la plus économe en outillages, n’offrant à son utilisateur qu’une « terminologie pauvre et, en général, une technicité fort peu développée »30, ce n’est pas pour autant, comme on va le voir, une méthode sans résonance anthropologique. La terminologie utilisée par le critique thématicien est souvent restreinte à peu de mots techniques, si l’on excepte les termes comme « thème » ou « motif ». En quoi cette méthode du texte, spécifique dans ses visées, dans ses démarches, dans ses procédures méthodologiques, permet-elle de rendre compte du rapport entre le texte et son environnement culturel, en quoi conduit-elle à une approche de la nature anthropologique du texte?

Observons d’abord que, si le critique ou le lecteur utilisant l’approche thématique parvient à repérer, dans l’oeuvre d’un auteur, l’existence de thèmes qu’il qualifie de « généraux », c’est que ce qu’il désigne sous le nom de thème correspond à une réalité générale dépassant et de loin les limites de l’oeuvre où il les rencontre. Ce qui constitue l’objet du discours de l’oeuvre est de fait référé à un discours qui excède en généralité celui de l’auteur, ce qui n’exclut pas l’originalité ou la spécificité dans le trait ou dans le traitement du thème. Au-delà de leur caractère proprement littéraire, certains thèmes, tels celui du temps ou celui de l’amour, qu’on rencontre en effet fréquemment dans les oeuvres littéraires, pourraient non seulement être coextensifs, dans leur généralité ou leur universalité « à la totalité de la littérature mondiale (s’il se trouvait quelqu’un pour l’embrasser) en passant par l’oeuvre d’un auteur, par un genre, par la littérature d’une époque, d’un mouvement, d’un pays etc... »31, mais pourraient aussi rejoindre, dans leur extension la plus large, le terrain de l’anthropologie, c’est à dire celui de l’expression d’une culture, voire de l’expression de l’homme, quels que soient les temps et les lieux, et quelles que soient les formes de cette expression. La fête, le rite, la formation, l’habitation, la nourriture, la nature, le travail, les techniques, les objets : autant de thèmes perceptibles en effet dans l’oeuvre littéraire et figurant aussi au registre des réalités investiguées par l’ethnologie 3 2.

Si les thèmes de l’oeuvre littéraire dégagés par l’approche thématique peuvent rencontrer ainsi ceux de la recherche anthropologique, force est de constater pourtant que la littérature des siècles passés avait peu tendance à privilégier les réalités ethnologiques du terrain souvent perçues comme inesthétiques : songeons au poème de Voltaire Le Mondain où l’auteur préfère célebrer les attraits de la civilisation luxueuse et raffinée :

‘« J’aime le luxe, et même la noblesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments » 3 3.’

Le geste technique fut de fait plus souvent célébré dans les oeuvres des arts plastiques qu’en littérature. Il faudra attendre le XXe siècle pour que les artistes, suivis par les écrivains, renversent cette situation, produisent, de façon quelquefois provocante, des oeuvres (textes, sculptures, peintures...) et contribuent ainsi à détrôner l’oeuvre artistique et littéraire et à intégrer des thèmes proprement anthropologiques. Des oeuvres comme celles de M. Duchamp, de S. Dali, les collages de M. Ernst ou de H. Arp, en présentant des assemblages d’objets, participent d’une intention, consciente ou inconsciente, de réduire l’écart entre une culture dite « générale » et une culture prise au sens anthropologique du terme. N’est-ce pas ce même élan qui avait porté le facteur Cheval, en un geste technique tout à la fois naïf, audacieux et monumental, à faire se côtoyer, dans son « Palais Idéal » d’Hauterives, les réalités les plus spirituelles, en un mot les thèmes proprement anthropologiques et ceux de la culture et des cultures ?

Mais la réalité d’une approche thématique est aussi celle d’une méthode visant à rendre compte de l’oeuvre ou du texte dans sa spécificité. C’est ainsi que le critique thématicien, à l’exemple de Ch. du Bos, va s’employer à identifier dans l’oeuvre d’un auteur « la voie même de la production »34. La recherche, dans l’œuvre, de l’origine de l’oeuvre conçue comme système originel et original conduit le critique ou le lecteur « non seulement à s’enfoncer dans la substance des oeuvres, mais encore à remonter jusqu’aux expériences sensibles qui en constituent la source »35. Le travail du critique consiste alors, à travers les diverses variations des thèmes jugés les plus fondamentaux, à dégager la cohérence interne de l’oeuvre et à mettre en évidence selon J.P. Richard l’existence d’un « univers imaginaire » particulier : « Tel paysage, telle couleur du ciel, telle courbe de phrase éclairent l’intention de telle option morale, de tel engagement sentimental. Telle obscure rêverie de l’imagination dynamique ou matérielle rejoint en profondeur la spéculation la plus abstraitement conceptuelle. Et c’est dans les choses, parmi les hommes, au coeur de la sensation, du désir ou de la rencontre, que se vérifient les quelques thèmes essentiels qui orchestrent aussi la vie la plus secrète, la méditation du temps ou de la mort »36. Comme on peut le voir, cette configuration thématique qui signale la spécificité de l’oeuvre de l’auteur - à telle enseigne que, d’après M. Proust, « les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule oeuvre »37 - révèle aussi l’universalité d’une expérience d’être au monde. Le mérite de l’approche thématique est de nous faire percevoir tout à la fois l’originalité et la généralité de l’oeuvre, généralité et universalité qui, paradoxalement, s’expriment le plus souvent à travers ce que l’oeuvre a de plus spécifique et de plus personnel. Une telle révélation de l’universel à travers le plus spécifique ou le plus singulier n’est-elle pas expérience courante pour l’anthropologue dans sa rencontre des réalités culturelles ou anthropologiques? Ce qui définit, en effet, l’universalité d’un fait culturel humain n’est-il pas inscrit au coeur des systèmes culturels eux-mêmes, bien au-delà de ce qu’ils peuvent avoir de superficiellement général? Ainsi en va-t-il de la prohibition de l’inceste, reconnue comme un fait universel, mais identifiée et définie par C. Levi-Strauss comme un principe et comme une règle de réciprocité universels à partir, et à partir seulement, d’une analyse précise et approfondie des structures et des systèmes particuliers dans lesquels ce phénomène humain s’actualise : « Qu’on limite l’examen à une seule société, ou qu’on l’étende à plusieurs, il faudra pousser l’analyse des différents aspects de la vie sociale assez profondément pour atteindre un niveau où le passage deviendra possible de l’un à l’autre; c’est à dire élaborer une sorte de code universel, capable d’exprimer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de chaque aspect. L’emploi de ce code devra être légitime pour chaque système pris isolément et pour tous quand il s’agira de les comparer »38.

S’il est vrai que de telles analogies sont observables dans la manière dont l’approche thématique et l’anthropologie expérimentent les rapports entre le particulier et le général, on ne sera pas surpris de voir un anthropologue comme C. Geerts comparer sa propre démarche d’anthropologue à celle du critique thématicien qu’était L. Spitzer et affirmer l’identité des deux méthodes :

‘« Quand un critique comme Léo Spitzer qui pratique l’explication du texte s’efforce d’interpréter l’Ode sur une urne grecque de Keats, il le fait en se ressassant la question alternante : « Que veut dire tout le poème? » et « Qu’est-ce exactement que Keats a vu (ou a choisi de nous montrer) représenté sur l’urne qu’il décrit? », pour émerger à la fin d’une spirale qui progresse à l’aide d’observations générales et de remarques spécifiques avec une lecture du poème comme affirmant le triomphe du mode esthétique de perception sur le mode historique. De la même façon, quand un ethnographe comme moi qui m’intéresse au sens et aux symboles s’efforce de trouver la conception que se fait de la personne un groupe d’indigènes, il avance et recule en se demandant à soi-même : « Quelle est la forme générale de leur vie? » et « Quels sont exactement les véhicules par lesquels cette forme s’exprime? » pour émerger à la fin d’une spirale de même sorte avec la notion qu’ils voient le moi comme un composite, une personne, ou un point dans un motif » 3 9.’

Si la méthode thématique peut être ainsi considérée comme transférable au terrain d’investigation anthropologique, à plus forte raison peut-on le dire de la méthode de type comparatiste initiée dans les premières décennies de ce siècle par Ch. Du Bos : une telle démarche qui est à l’origine des études de la littérature comparée n’était-elle pas heuristiquement déjà très proche de la démarche anthropologique que nous avons déjà eu l’occasion de définir comme une discipline de la comparaison? Proust et Du Bos qui, l’un et l’autre, préconisaient une approche de l’oeuvre par immersion sympathique et intuitive, suivant en cela la formule de Bergson ( « On se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable »40 ) étaient tout près de « l’observation participante » mise en oeuvre au même moment par B. Malinowski et qui consiste à « entrer dans la relation la plus étroite possible avec les indigènes, un idéal qui ne peut être atteint qu’en s’installant dans leur village »41.

Ainsi donc, même si, au départ, les tenants de la sociologie française considérés comme les fondateurs de l’anthropologie contemporaine, tels Durkheim ou Mauss, étaient sourcilleux, voire prévenus contre des attitudes intuitionnistes jugées peu rigoureuses et peu scientifiques, certains anthropologues d’aujourd’hui comme C. Geerts cherchent à « comprendre la forme et les contraintes des vies intérieures « des peuples rencontrés » et à se situer « du point de vue de l’indigène »42 les réconcilieraient avec une telle approche. Le fait que la méthode thématique, qui s’emploie à révéler l’oeuvre comme production de la subjectivité de l’auteur et qui fait du texte le prétexte à une critique créatrice où s’exprime identiquement la subjectivité du lecteur, ne soit pas loin de la démarche des premiers anthropologues comme des plus récents, le fait que des analogies apparaissent entre cette méthode de lecture des textes et l’anthropologie, tant dans les thèmes abordés, que dans l’expérimentation du rapport entre le spécifique et l’universel, ne constituent-ils pas autant de raisons nouvelles d’envisager le texte littéraire et sa lecture comme un fait et comme un acte anthropologiques?

Notes
3.

0 Smekens (Wilfried.), « Thématique » (p.100) in Delcroix (Maurice) et Hallyn (Fernand), (sous la dir. de), Méthodes du texte, introduction aux études littéraires, Paris-Gembloux, Duculot,1987.

3.

1 Smekens (Wilfried), « Thématique » (p.97) in Delcroix (Maurice) et Hallyn (Fernand) (sous la dir. de), Méthodes du texte, introduction aux études littéraires, Paris-Gembloux, Duculot, 1987.

3.

2 Voir à ce sujet Poirier (Jean), sous la dir. de, Ethnologie générale, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1968.

3.

3 Voltaire, Le Mondain, poème de 130 vers (vers 9-12), 1736.

3.

4 Du Bos (Charles), Journal, novembre 1917 : Il s’agit de retrouver dans l’œuvre « la voie même de la production mais parcourue en sens inverse, la critique ayant pour point de départ le point d’arrivée du créateur et pour point d’arrivée son point de départ ».

3.

5 Poulet (Georges), Préface dans Littérature et Sensation de Richard (Jean-Pierre), Paris, Le Seuil, 1954.

3.

6 Richard (Jean-Pierre), Littérature et Sensation, Paris, Le Seuil, 1954.

3.

7 Proust (Marcel), A la recherche du temps perdu, éd. P. Clarac et A. Ferré, Paris, Gallimard, 1959, Bibl. de la Pléiade, Tome III, p.375.

3.

8 Levi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale (p.71), Paris, Plon, 1958. Voir aussi Les structures élémentaires de la parenté déjà cité.

3.

9 Geerts (Clifford), Local knowledge, further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic Books Inc., 1983, Savoir local, savoir global, les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, pour la traduction française, p.89.

4.

0 Bergson (Henri), La pensée et le mouvant, PUF, 1959, (1e ed. : 1934).

4.

1 Malinowski (Bronislaw), Argonauts of the Western Pacific, New York, Dutton, 1960, p.6.

4.

2 Geerts (Clifford), Local Knowledge, op. cit.