7.3.2. Du rapport de l’anthropologie avec l’approche structurale.

Nous avons vu plus haut quelles places ont pu prendre les modèles et les théories élaborées par Saussure et ses disciples dans le champ et les démarches anthropologiques. Anthropologues, structuralistes et linguistes ont eu des contacts durables au point de réaliser conjointement, pour certains d’entre eux, des analyses d’oeuvres littéraires. En quoi une telle approche structurale appliquée au texte littéraire peut-elle être considérée comme recevable par un anthropologue? Au-delà des problèmes soulevés par l’emploi d’une méthodologie construite pour d’autres objets que l’oeuvre littéraire, quel statut nouveau le texte se verrait ainsi assigné à travers une telle approche? Quel statut spécifique l’anthropologue prête-t-il au texte par rapport aux autres objets? En quoi l’application d’une approche structurale révèle-t-elle le fait littéraire comme un fait anthropologique? S’il est vrai que le texte littéraire est assimilable au terrain d’investigation anthropologique, le lecteur à l’anthropologue, quel statut accorder à l’auteur dans une telle approche du texte? A quel niveau de réponse ou d’interprétation l’analyse doit-elle se situer pour que le texte ou tout autre objet investi par une approche anthropologique de type structuraliste dise un même discours sur l’homme?

Rappelons la distinction fondamentale établie par Saussure entre « synchronie » et « diachronie » : « La langue est un système dont toutes les parties peuvent et doivent être considérées dans leur solidarité synchronique »43. Une telle distinction allant de pair avec un primat accordé au synchronique, (« il est évident que l’aspect synchronique prime l’autre » ou encore « le fait synchronique est toujours significatif »44) inaugurait une mise en cause du privilège accordé jusqu’alors, sans conteste à l’histoire. L’approche structurale de textes ou d’oeuvres littéraires développée par R. Jakobson, sans adopter encore une perspective anthropologique, se fonde donc sur une problématique nouvelle des rapports internes de l’oeuvre, laquelle est abordée en elle-même et indépendamment de ses sources, de sa genèse, de son contexte et même de son auteur 4 5. A la problématique déterministe des causes externes de l’oeuvre se substitue celle d’un système interne organisant structurellement l’oeuvre, ses signes et leurs relations ainsi que le signale G. Genette : «Toute analyse qui s’enferme dans une oeuvre sans en considérer les sources ou les motifs serait donc implicitement structuraliste et la méthode structurale devrait intervenir pour donner à cette étude immanente une sorte de rationalité de compréhension qui remplacerait la rationalité d’explication abandonnée avec la recherche des causes : un déterminisme, en quelque sorte spatial, de la structure viendrait ainsi relayer, dans un esprit tout moderne, le déterminisme temporel de la genèse, chaque unité étant définie en termes de relations, et non plus de filiation »46.

On se souvient que c’est la longue fréquentation de Jakobson et de son oeuvre qui détermine Levi-Strauss à appliquer à l’étude anthropologique des sociétés humaines, les démarches linguistique et structurale 4 7. La méthode structurale est ainsi définie comme une méthode évacuant le sujet et vidant a priori les éléments analysés « de leur contenu pour les saisir dans leurs interrelations avec d’autres éléments, interrelations qui leur confèrent un sens »48. Ainsi, pour l’anthropologue Levi-Strauss, c’est, au même titre que les phonèmes d’une langue, que « les termes de parenté sont des éléments de signification; comme eux, ils n’acquièrent cette signification qu’à la condition de s’intégrer en systèmes »49. Une telle méthode pourra de la sorte, être appliquée à d’autres systèmes sémiotiques que les langues naturelles comme la parenté, la mode, les mythes, le texte littéraire... On comprend que l’anthropologue qui, par choix délibéré ou par volonté de se distancier de ses propres origines culturelles, avait par le passé, dirigé ses investigations vers des terrains ou des cultures plus éloignés où l’écrit était sommaire, voire absent, et où la nécessité se faisait plus pressante d’aborder les récits mythiques de tradition orale, n’ait pas privilégié le texte comme objet de recherche anthropologique. On peut s’expliquer ainsi le fait que le texte proprement littéraire n’ait pas retenu l’attention soutenue des anthropologues, si ce n’est sous la forme d’ouvrages où le chercheur prend le texte comme prétexte à l’ethnographie, comme cela apparaît dans la thèse de J.M. Privat consacrée à Madame Bovary de Flaubert 5 0, ou si ce n’est sous la forme toute retenue dans son discours anthropologique que C. Levi-Strauss prêta à l’explication conjointe qu’il fit avec R. Jakobson du poème « Les Chats » de Baudelaire 5 1. En l’absence de signes attestant l’apport spécifique de l’anthropologie à l’explication, force est de constater que les deux auteurs se sont avantage comportés, dans l’approche structurale, du texte de Baudelaire, en tant que linguistes, qu’en tant qu’anthropologues. Plus soucieux de réaliser un exercice de démonstration méthodologique, présentant le fonctionnement de la méthode préconisée, ils ont délibérément délaissé toute préoccupation anthropologique ou toute relation entre le texte et son environnement culturel. Le degré ou le niveau où s’arrêtent les deux critiques, dans ce que l’on a pu considérer comme le texte fondateur de l’approche structurale appliquée au texte littéraire, n’a pas été sans conséquence sur les productions ultérieures.

Une telle lecture purement formelle, évacuant le sens par parti-pris, évitant tout discours sur l’auteur, sur le contexte environnant et sur les déterminations historiques ou biographiques n’était-elle pas, en fait, condamnée du même coup à évacuer la dimension anthropologique du texte? On ne s’étonne pas dès lors que les critiques structuralistes aient préféré faire de la microstructure plutôt que de la macrostructure et qu’un auteur comme M. Riffaterre s’intéressant aux structures qui courent à travers les oeuvres d’un même auteur fasse figure d’exception. L’intéressant essai qu’il consacre à Chateaubriand dans son ouvrage La production du texte 5 2, pour pertinent qu’il soit, semble pourtant, lui aussi, pêcher par manque d’ambition et s’arrête au seuil d’une lecture anthropologique. Intéressé par l’obsession architecturale de Chateaubriand et cherchant à savoir à quoi l’auteur « a employé » son vocabulaire « monumental », M. Riffaterre note pertinemment : « Puisqu’un tel vocabulaire peut avoir une orientation positive (édifier, élever, palais etc...) ou négative (ruines, tombes), serait-il la solution, au niveau des formes, de la contradiction fondamentale de Chateaubriand d’une part, une pensée constamment tournée vers la mort, la vanité de tout, le temps destructeur, et d’autre part une création continue, laquelle présuppose la foi en une victoire de l’art sur le temps et sur la mort? »53

La perception d’un paradoxe fondamental dans l’oeuvre de l’auteur n’attire de la part du critique, malgré la mention faite du système linguistique, aucune remarque sur le modèle linguistique comme expression et comme reproduction du système culturel auquel le système linguistique appartient. L’oeuvre comme fait de langue, n’intègre-t-elle pas pourtant le modèle linguistique et ne reproduit-elle pas, à travers le langage et son utilisation toute spécifique, le modèle culturel sous jacent, s’il est vrai, comme l’affirme C. Levi-Strauss dans Anthropologie Structurale, qu’on peut considérer le langage, non seulement comme « un produit de la culture », mais aussi comme « condition de la culture [...et] comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les sciences qui correspondent à la culture envisagée sous différents aspects »54?

La perception du paradoxe fondamental dans l’oeuvre Chateaubriand ne suscite pas davantage, chez M. Riffaterre, la moindre référence au système culturel, chrétien en l’occurrence, dont la présence est pourtant de toute évidence à l’oeuvre, comme instance de modélisation, dans l’oeuvre de cet auteur, ainsi que l’atteste « la foi en une victoire de l’art sur le temps et sur la mort » ?

N’y a-t-il pas paradoxe, de la part du critique structuraliste, qu’il soit ou non anthropologue, à parler de système pour décrire l’oeuvre et à ne pas appliquer systématiquement une telle systématisation, en refusant en particulier de placer l’oeuvre elle-même dans un système qui l’environne et qui l’englobe? N’y a-t-il pas paradoxe à considérer et à constituer le texte comme « objet », ne serait-ce que par la manière de l’aborder et à lui dénier, de fait, le statut d’objet anthropologique ne serait-ce que par la prise en compte exclusive des structures internes? Le texte approché par la méthode structurale ne devient-il pas pourtant un domaine d’observation assimilable au terrain approché par l’anthropologie et un domaine digne de son attention? Si la méthode consiste, en effet, dans les deux cas à observer des faits, à découvrir des relations entre ces faits, à faire apparaître la logique sous-jacente qui y préside et à mettre en évidence différents systèmes de signes (qu’il s’agisse pour le texte des signes phonétiques ou syntaxiques, du vocabulaire etc...; qu’il s’agisse pour une société des signes afférents aux représentations artistiques, au langage, aux institutions, aux systèmes cérémoniels...) en quoi le texte serait-il, moins que les autres systèmes structurés qui sont l’objet de l’analyse anthropologique, digne de l’intérêt de l’anthropologue?

Se peut-il que le texte dans sa complexité soit inaccessible à une approche de type anthropologique? Se peut-il qu’une méthode qui vaut pour les Structures élémentaires de la parenté ne s’applique pas à une structure aussi complexe qu’un texte littéraire? S’il est vrai qu’un objet tel que le texte littéraire est issu de l’imagination d’un auteur, mais n’en est pas moins un fait de langue et, comme production, un fait de société et un fait de culture, comment une approche structurale d’un tel objet peut-elle deveniranthropologique sans prendre en compte la relation du texte à son environnement socio-culturel?

Il ressort de ce qui précède que, dans l’approche structurale d’un texte, le fait de se détourner de la dimension anthropologique pourrait n’être pas seulement imputable aux résistances affirmées par certains critiques littéraires traditionnels, et non des moindres, cherchant, non sans raison à préserver l’intégrité du texte littéraire, et voyant comme R. Picard dans l’entreprise de la nouvelle critique structurale « une entreprise de destruction de la littérature comme réalité originale »55. L’abandon de la dimension anthropologique du texte pourrait être attribuée plus encore aux limites délibérément fixées par une certaine anthropologie qui excluait, par principe, que la propre société de l’anthropologue ou ses institutions puissent être l’objet d’une étude anthropologique, comme nous le rappelions plus haut 5 6. S’il est vrai qu’un tel scrupule n’arrête plus les anthropologues d’aujourd’hui, comment se fait-il qu’il n’y ait pas davantage de leur part, de théorisation sur le statut anthropologique du texte?

Notes
4.

3 Saussure (Ferdinand de), Cours de Linguistique générale, Paris, Payot, (1972), 1985, p.124.

4.

4 Ibid., p.122.

4.

5 Jakobson (Roman), Questions de poétique, Paris, Le Seuil, 1973.

4.

6 Genette (Gérard), Figures I, Paris, le Seuil, 1966.

4.

7 Voir à ce sujet la préface de la première édition des Structures élémentaires de la parenté où C. Levi-Strauss remercie « très singulièrement R. Jakobson, dont l’amicale insistance [l’] a presque contraint à mener jusqu’à son terme un effort dont l’inspiration théorique lui doit encore bien davantage ». C. Levi-Strauss, Structures élémentaires de la parenté, op. cit., XIII.

4.

8 Kilani (Mondhler), Introduction à l’anthropologie, Lausanne, Payot, 1992, p.281.

4.

9 Levi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p.40-41.

5.

0 Privat (Jean-Marie), Madame Bovary, mœurs de province, de G. Flaubert, une lecture ethnocritique, 2 volumes, Thèse de doctorat Lettres et arts, Université Lumière, Lyon II, 1991.

5.

1 Jakobson (Roman), Levi-Strauss (Claude), « Les Chats de Baudelaire », L’homme II, 1962, p.5-21.

5.

2 Riffaterre (Michaël), La production du texte, chap.8, « De la structure au code : Chateaubriand et le mouvement imaginaire », Paris, Le Seuil, 1979.

5.

3 Ibid., p.128.

5.

4 Levi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p.78-79.

5.

5 Picard (Raymond), Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, Paris, 1965.

5.

6 Voir plus haut, chap.II, et note 45.