7.3.3. Du rapport de l’anthropologie avec l’approche sociocritique.

Nous venons de voir combien une lecture telle que l’approche structurale, en limitant l’objet textuel aux seules structures internes de l’oeuvre, pouvait difficilement être considérée comme une approche anthropologique, faute de se référer à un contexte social par exemple. Est-ce à dire que la méthode sociocritique, qui, elle, affirme inversement le lien entre le texte et son contexte social, doive être définie a priori comme l’approche anthropologique par excellence? Suffit-il d’établir une relation entre le texte, l’auteur et la société dans laquelle il a été produit pour réaliser une lecture anthropologique du texte? Dans quelle mesure l’approche sociocritique, dans la variété de ses formes et de ses références théoriques (Luckacs, Goldmann, Althusser, Bourdieu...) permet-elle de dégager une dimension anthropologique de l’oeuvre et laquelle? A quel niveau la production des discours sociocritiques doit-elle se situer pour être recevable comme lecture anthropologique du texte, ou tout au moins pour permettre d’établir, dans la lecture, une élucidation de type anthropologique du texte littéraire?

L’approche sociologique de la littérature parle du texte comme d’un produit social, au point de n’exclure de son analyse aucune des productions écrites (littérature, presse, tracts, notices, etc...). Une telle démarche a pour avantage de réaffirmer l’existence du texte comme un produit. A travers l’analyse sociologique, il redevient volume et objet de consommation. Même si une telle conception n’est pas particulièrement valorisante pour la production littéraire et peut contribuer à faire perdre à l’oeuvre son « aura », à l’auteur « sa dimension sacrée »57, cette conception a pour effet bénéfique de faire redécouvrir le texte comme un objet assimilable aux productions qui constituent, entre autres, le terrain des investigations de l’anthropologue. Elle a l’avantage non négligeable d’inscrire l’objet littéraire dans le champ des productions culturelles et de l’identifier comme une composante de la culture telle que la définissait F. Boas, au même titre que « les manifestations des habitudes sociales d’une communauté »et au même titre que les autres « produits de l’activité humaine déterminés par ces habitudes »58. L’approche sociologique de la littérature permet ainsi d’envisager le texte comme le produit et la manifestation d’une communauté humaine et d’un moment de son histoire. Lorsque le sociologue et le sociocritique parlent de littérature, les constats auxquels ils aboutissent ne sont-ils pas de même nature que ceux de l’anthropologue à propos d’une société humaine et ceci à plus forte raison s’il appartient à l’école d’anthropologie sociale? S’il est vrai que l’anthropologie sociale qui correspond à l’ethnologie des sociétés humaines, moins soucieuse de chronologie puisque, abordant jusque là des sociétés sans histoire et souvent sans écrit, se propose d’analyser et d’étudier des faits de longue durée, rien n’interdit de concevoir l’approche de la littérature comme une étude d’anthropologie sociale, à partir d’un corpus de textes couvrant une large étendue chronologique et représentatifs d’une aire culturelle donnée.

L’approche sociologique de la littérature permet aussi de redéfinir le statut de l’auteur. Celui-ci perd peut-être de son prestige, mais il se trouve inversement conçu comme un acteur social à part entière. En insistant souvent sur son réseau relationnel, sur ses origines familiales et sociales, le sociologue de la littérature donne à l’auteur, comme Goldmann à Pascal ou à Racine, une réalité qui fait de lui un interprète et un médiateur social. On peut même, à travers une telle approche, lire dans l’oeuvre, bien des indices de sa propre relation à son environnement social immédiat, au groupe socioculturel auquel il appartient et à la société dans son ensemble qui est la sienne 5 9.

Avec l’approche sociologique de l’oeuvre, se trouvent également revisités le rapport entre l’oeuvre et le lecteur et celui entre la société productrice et la société réceptrice du texte. Une telle approche permet d’affirmer que la réception de l’oeuvre est facilitée par la contemporanéité et l’appartenance commune à une même société. Dans le cas où la distance dans le temps, et quelquefois dans l’espace, éloigne la réception de l’oeuvre de l’acte de sa production, se pose alors la question de la nature du lien, qui existe entre le lecteur, le produit et le producteur et celle du lien qui relie les deux sociétés situées à distance dans le temps et/ou dans l’espace. Un tel lien, de nature culturelle, demande à être explicité. Alors se trouverait expliqué le fait qu’une oeuvre puisse trouver public et écho dans un public à grande distance chronologique. Une telle compréhension, transcendant les situations historiques, permet sinon une lecture anthropologique de l’oeuvre, du moins une relation anthropologique au fait littéraire qui demande à être élucidée.

Mais, au-delà de l’approche du texte littéraire comme fait textuel et des conditions de production et de réception de ce texte, il est nécessaire et possible d’aborder l’analyse sociologique de l’oeuvre proprement dite en tant que production et qu’expression d’une société humaine. Une telle analyse pourra observer avec méthode et attention la manière dont l’oeuvre se définit comme un univers réduit d’êtres, de manières d’être (se vêtir par exemple), d’objets, d’habitats, de séquences temporelles dont il peut être instructif de dresser l’inventaire 6 0. La part du texte attribuable à la société qui l’a produit n’est, en effet, pas réductible à la micro-société que la fiction littéraire met en oeuvre sous la forme de personnages aux traits individuels et collectifs. C’est ainsi par exemple qu’un lecteur, abordant « l’Ode à Cassandre » de Ronsard, « Mignonne, allons voir si la rose », pourra lire ce court poème à travers une référence implicite à la société aristocratique de cette époque, non seulement dans la société que le texte met en scène ou représente, mais aussi dans le discours que le poète de cour adresse à la jeune fille, mais encore dans le cadre spatial d’un jardin Renaissance que suffit à suggérer la présence de la rose « Qui ce matin avait déclose Sa robe de pourpre au soleil ». Le texte porte donc trace de son inscription dans le contexte socio-historique qui l’a vu naître, à tel point que certains ont pu être tentés de le considérer comme un simple « reflet » de la société. Inutile de rappeler ici les diverses tentations que la sociologie de la littérature (souvent d’inspiration marxiste) a pu opérer sur le texte qu’elle réduisait à une superstructure déterminée « en dernière instance » par l’infrastructure économique 6 1. S’il est vrai que « le procès de la « théorie du reflet » n’est plus à faire, ni celui de « l’illusion réaliste », dans la mesure où la réalité représentée par l’oeuvre « n’est jamais prise pour objet de référence, mais est toujours prise dans un discours »62, il peut ne pas être sans intérêt d’appréhender, dans l’oeuvre, l’ensemble des personnages comme formant société. Pour une telle saisie des structures sociales qui font du « monde » de l’oeuvre un microcosme structuré et une microsociété, "assimilable" aux « small-scole societies » qui retiennent l’attention des ethnologues, selon Evans - Pritchard 6 3, le lecteur fera appel à des critères de différenciation analogues, au moins pour certains d’entre eux, à ceux utilisés par l’anthropologue. On admettra que des critères tels que le sexe, l’âge, le degré de fortune, ou le pouvoir ont une validité générale qui excède les oeuvres littéraires elles-mêmes et qui permet de rendre compte de toutes les sociétés humaines dans leur réalité sociale. Pour ce qui est des critères spécifiques, appartenant en propre à la description d’une société humaine, réelle ou fictive, leur spécificité irréductible aux formes et aux normes générales n’en correspond pas moins à une réalité familière à l’anthropologue.

Quant aux différentes approches dites sociocritiques, elles ont pour point commun d’expliquer l’oeuvre littéraire en référence à la société qui l’a produite. Partant des analyses de Luckacs et du concept marxiste de « conscience de classe », L. Goldmann, de façon à dépasser la conception mécaniste de l’oeuvre comme simple reflet d’une société, préconise d’adopter l’hypothèse suivant laquelle « les faits humains ont toujours le caractère de structures significatives dont seule une étude génétique peut apporter à la fois la compréhension et l’explication »64. Il s’agit, dans cette perspective, de rechercher dans l’oeuvre d’un auteur, moins une similitude entre les structures textuelles et les structures sociales qu’une relation entre l’univers imaginaire du texte et la « vision du monde » d’une société ou d’un groupe social, au sein duquel l’oeuvre a été produite. On part donc de l’oeuvre où sont observées les structures d’une « vision du monde » possible, puis, ces structures étant acquises, il s’agit d’en trouver l’explication, par extrapolations successives, à travers les structures de la société dont elles sont, dans une certaine mesure, l’homologie. Il s’agit, d’exprimer la compréhension génétique de l’oeuvre dans un discours explicatif s’originant à « l’extérieur du texte, par un langage dont l’aire d’extension excède »65 celle du texte. Le travail d’analyse de l’anthropologue ne consiste-t-il pas pareillement à identifier, « de l’extérieur », à travers différents signes écrits ou comportementaux, la « vision du monde » d’une société humaine?

La théorie que le philosophe L. Althusser propose de « l’idéologie » a nourri la réflexion d’un certain nombre d’universitaires ou de critiques dans leur discours sur l’oeuvre littéraire. Rappelons que, aux yeux de L. Althusser, « l’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence »66. S’il est vrai que ces productions idéologiques, dont l’oeuvre littéraire, « sont en grande partie imaginaires, c’est à dire ne correspondent pas à la réalité », elles « font allusion à la réalité »67. Qui plus est, à partir d’une telle conception, l’institution littéraire peut se lire comme un moyen par lequel une société « reproduit », pour pouvoir produire, les conditions de production » 6 8. A ce titre, l’oeuvre littéraire, comme toute production idéologique, est ce qui permet à une formation sociale d’exister et de se maintenir. A travers l’écriture même et à travers le produit écrit, qui ont une existence matérielle, l’écrivain s’affirme mais aussi affirme l’émergence d’un groupe humain dans le rapport qui le définit à ses conditions d’existence et dans un rapport de pouvoir aux autres groupes sociaux. En posant ces affirmations, Althusser et les critiques qui se réclament de lui reconnaissent implicitement l’oeuvre littéraire, non seulement comme un produit déterminé par des facteurs sociaux et économiques, mais surtout comme une production déterminant une prise de conscience du groupe humain dans son rapport au monde, à ses conditions naturelles et avec lesquelles il entretient des relations d’échange. Une telle conception de l’oeuvre littéraire rejoint de toute évidence les observations des ethnologues, comme le montre assez Marc Augé, dans sa contribution au colloque de Cerisy de 1988 consacré aux « Nouveaux enjeux de l’anthropologie »; « ce n’est que dans et par la vie sociale, actualisation de la relation à autrui, que peut s’effectuer l’édification d’une structure symbolique, également offerte à tous les membres de la société ».

P. Bourdieu, quant à lui, voit dans l’oeuvre littéraire, dans sa réception, et sa reproduction, un moyen grâce auquel se « distinguent » un auteur et le groupe de ses lecteurs (Bourdieu 1971). Poursuivant sa réflexion, le sociologue définit le « champ littéraire » comme un espace où se jouent les relations entre auteurs et artistes. « Chaque position [y] est objectivement définie par sa relation objective aux autres positions »69. Ainsi le critique, plutôt que de concevoir l’oeuvre littéraire comme le produit d’une « détermination directe par les conditions économiques et politiques »70, aura pour objet propre « la relation entre deux structures, la structure des relations objectives entre les positions dans le champ de production (et entre les producteurs qui les occupent) et la structure des relations objectives entre les prises de positions dans l’espace des oeuvres71. Une telle démarche ne rejoint-elle pas, là aussi, celle de l’anthropologie sociale et de l’anthropologie culturelle habituées à l’interprétation comparée de différentes structures, notamment celles relevant du champ social des relations humaines et celle des productions culturelles? Au-delà des questions soulevées par la position qu’occupent les auteurs dans le « champ littéraire » compris comme un champ social, à travers le rapport entre ces positions et la disposition des oeuvres elles-mêmes, on retrouve l’écriture et la rhétorique textuelles comme modes stratégiques du positionnement et comme « mode de différenciation par lequel les écoles littéraires font marque de leur singularité et de leurs responsabilités esthétiques en apposant sur les produits qu’elles lancent la griffe inaltérable d’un comportement formel particulier »72. Une analyse approfondie des « principes formels défendus et imposés par les écoles »73 pourrait de la sorte aboutir à une évaluation de leur idéologie, avec un possible retour au champ social.

Ainsi le texte littéraire, approchée par les différentes méthodes sociologiques ou sociocritiques, tant dans sa nature textuelle, que dans l’acte de sa production ou de sa réception, apparaît comme une réalisation incontestablement sociale. Résultat ou effet d’une société donnée mais aussi source d’effets sur le groupe social, le texte se définit comme une production culturelle et anthropologique. Pour autant, cette nature anthropologique et culturelle, affleurant à l’occasion des différentes analyses auxquelles il est soumis, et ressortant avec plus d’évidence encore quand on le perçoit comme une réalité dialogique et dialectique, n’est pas toujours mise en relief par les différentes approches sociocritiques. Prisonnières d’un postulat « génétique » et de présupposés déterministes dans certains cas, prisonnières dans d’autres cas d’une limitation à un champ exclusif de toute extrapolation, ces différentes analyses, pour intéressantes qu’elles soient, n’atteignent pas le plus souvent un degré suffisant de généralité et ne méritent pas de ce fait l’appellation de lecture anthropologique. C’est donc, entre autres, à la condition de ne pas exclure, comme perspective de la lecture de l’œuvre, l’élucidation du fait culturel et anthropologique que celle-ci peut devenir une lecture anthropologique.

Notes
5.

7 Dubois (Jacques), chapitre « Sociocritique » dans Méthodes du texte, 1987, p.289.

5.

8 Boas (Franz), Encyclopédia of the social sciences, II, New York, MacMillan, 1930-1934, p.9.

5.

9 Goldmann (Lucien), Le dieu caché, Etude sur la vision tragique dans « Les Pensées » de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1959. Voir en particulier l’appendice « Problèmes de biographie » (p.447, Ed. TEL Gallimard).

6.

0 Dubois (Jacques), Chapitre « Sociocritique », dans Méthodes du texte, Ibid., 1987, p.290.

6.

1 Cf. , entre autres, Marx (Karl), KritiScheRändglossen, Londres, 1850.

6.

2 Dubois (Jacques), Chapitre « Sociocritique », dans Méthodes du texte, Ibid., 1987, p.290.

6.

3 Evans Pritchard (Edwards), Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1969, pp.14-15.

6.

4 Goldmann (Lucien), Le dieu caché, déjà cité, p.97.

6.

5 Mahieu (Raymond), « La sociocritique comme pratique de lecture », dans Méthodes du texte, Ibid, 1987, p.296.

6.

6 Althusser (Louis), Positions, Paris, Editions sociales, 1976, p.115.

6.

7 Althusser (Louis), Positions, Paris, Editions sociales, 1976, p.115.

6.

8 Ibid., p.83.

6.

9 Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, le Seuil, 1992, p.321.

7.

0 Ibid., p.92.

7.

1 Ibid., pp.324-325.

7.

2 Dubois (Jacques), chapitre « Sociocritique », dans Méthodes du texte, op. cit., 1987, p.312.

7.

3 Ibid., p.312.