7.3.4. Du rapport de l’anthropologie avec l’approche mythocritique.

La revendication "anthropologique", manifeste de la part de Gilbert Durand, revendication perceptible notamment dans le titre de son ouvrage paru en 1960, Structures anthropologiques de l'imaginaire, ses références réitérées à l'anthropologie, sa conception de l'oeuvre où "la primauté instaurative" est accordée à un imaginaire, lui-même relié aux fondements de la culture, permettent-elles de considérer l'approche mythocritique comme une lecture pleinement anthropologique ? Suffit-il de découvrir, dans une production humaine, des "figures mythiques" pour, "ipso facto", faire oeuvre d'anthropologue ? Peut-on, partant d'une oeuvre particulière dans laquelle on découvre la reproduction d'un mythe fondamental, repérable dans d'autres oeuvres de la même génération et/ou de la même extension culturelle, postuler à une généralisation de type anthropologique et identifier, à travers ces productions, les schèmes culturels et les modèles générateurs d'une culture ? Que nous dit l'approche mythocritique de la production de l'oeuvre, de la position de son auteur, de celle du lecteur et de la société qui la reçoivent ?

Mode d'expression de "l'esprit humain" selon C. Levi-Strauss, le mythe désigne "une histoire vraie et, qui plus est, hautement précieuse, parce que sacrée, exemplaire et significative", si l'on en croit M. Eliade 7 4. Explication du monde tel qu'il est, le mythe, du moins celui des sociétés primitives, raconte, en particulier à travers les récits cosmogoniques, les événements qui sont à l'origine des choses. Le célèbre mythologue considère l'oeuvre littéraire comme une production ne différant pas, au moins sur ce point, du mythe : "On devine, dans la littérature, d'une manière plus forte encore que dans les autres arts, une révolte contre le temps historique, le désir d'accéder à d'autres rythmes temporels que celui dans lequel on est obligé de vivre et de travailler [...]. Tant que subsiste ce désir, on peut dire que l'homme moderne garde encore au moins certains résidus d'un comportement mythologique"75. Récit exemplaire à valeur symbolique, le texte littéraire, à l'égal du mythe, traduit, consciemment ou non, différents aspects de la condition humaine. Dépassant l'approche psychocritique de Ch. Mauron, G. Durand propose de voir, dans les symboles ou les figures mythiques présents dans une oeuvre littéraire, des formes produites et générées par des matrices imaginaires, "expression de l'homme, du sujet humain dans le monde"76. Mais, afin de repérer les archétypes et les mythes fondamentaux qui sont à l'origine du processus de création, il convient, si l'on suit les procédures préconisées par G. Durand dans Figures mythiques et visage de l'oeuvre, de procéder d'abord par « un relevé de "thèmes", voire de motifs redondants, sinon obsédants, qui constituent les synchronicités mythiques de l'oeuvre77 ». On s'attache donc à inventorier des situations, des thèmes, des figures à valeur symbolique, en privilégiant les plus récurrentes, c'est à dire celles qui, par leur répétition, se signalent comme les plus significatives et révèlent, du même coup, leur appartenance à une réalité sous-jacente fondamentale, celle du mythe. L'analyse se poursuit, en s'appuyant sur les modèles proppiens du récit, par "l'examen, dans le même esprit, des situations et des combinatoires de situations des personnages et des décors"78. Les thèmes, les motifs, les situations repérés antérieurement dans l'analyse se structurent sous la forme systématique d'un récit. Un tel récit ne peut être en définitive reconnu comme mythe qu'en relation "avec d'autres mythes d'un espace culturel bien déterminé"79.

A quelles conditions dès lors un lecteur peut-il découvrir les symboles et la présence du mythe dans l'oeuvre ? La réponse à cette question qui touche à la qualité de la réception de l'oeuvre ne dispense pas, mais nécessite au contraire, que soit préalablement élucidé le rapport entre le mythe, la production de l'oeuvre, la société et la culture. Les réponses vont ici différer de celles apportées par les autres approches textuelles. La création littéraire, dans la perspective mythocritique, trouve ses origines dans un "fonds primordial [qui] est, pour l'individu, à la fois l'héritage culturel, l'héritage de mots, d'idées et d'images qu'il trouve philologiquement et ethnologiquement déposés dans son berceau, et à la fois l'héritage de cette surculture..."80. Ainsi l'oeuvre littéraire est d'abord la reproduction de modèles antérieurs, reproduction réalisée par un sujet humain qui réitère l'expérience humaine telle qu'elle s'accomplit dans une culture. "Et l'auteur lui-même, croyant écrire, n'a-t-il pas fait que traduire"81  ?

Quant au lecteur qui perçoit l'oeuvre comme récit structuré, qui perçoit les événements symboliques et les récurrences qui la composent, il peut se suffire d'une telle lecture et ne pas chercher d'autre explication à l'existence d'un récit à caractère très probablement significatif, mais que l'écart entre la production et la lecture rend à jamais énigmatique. Mais s'il ressent intérieurement un écho profond, dans sa lecture du texte, cette réception le lui signalera comme un mythe, c'est à dire comme quelque chose de "fort et de significatif". La saisie qu'on a du mythe est en effet une saisie toute particulière : « il ne s'agit pas d'une connaissance "extérieure", "abstraite", mais d'une connaissance que l'on vit82 ». Que le texte à dimension mythique rencontre ainsi un tel écho chez le lecteur et l'on peut dire qu'il rejoint, dans une large mesure, la relation du sujet au Monde, dans ce que cette relation peut avoir de fondamental, ainsi que la vision et l'élucidation qu'il a pu tirer de l'expérience de cette relation dans et par sa culture. En ce sens, la rencontre du mythe dans l'oeuvre peut être l'occasion pour le lecteur de s'élucider, d'identifier le rapport entre le récit symbolique de l'oeuvre et le mythe de sa propre culture et de se reconnaître ainsi comme un être de culture.

L'un des contacts les plus incontestables de l'anthropologue avec les populations proches ou lointaines qu'il étudie est la constatation de mythes qui sont spécifiques à ces populations. S'il est vrai que tout acte et tout comportement humain peut avoir un sens symbolique, le mythe apparaît bien comme le cadre de référence fondamental d'une société et de sa culture. Et dans ce sens, comme l'affirme Ernst Cassirer dans son Essai sur l'homme, "le langage, l'art, le mythe, la religion ne sont pas des créations isolées, fortuites. Un même lien les rattache ensemble". Et ce lien qui relie ces différentes formes et expressions de l'homme, "la fonction fondamentale de la langue, du mythe, de l'art, de la religion, que nous devons chercher loin derrière leurs innombrables formes et leurs expressions"83, doit être rapportée, si l'on suit l'analyse de Cassirer, à une origine commune, la fonction symbolique.

S'il y a un point assuré, c'est que mythocritique et anthropologie placent au premier plan cette fonction symbolique et reconnaissent dans le mythe un fait fondamental et fondateur. De même que l'anthropologue postule le mythe comme fondement et comme initiateur de l'action des individus d'une même culture, de même le mythocritique s'efforce d'identifier, dans l'œuvre, des modèles et des archétypes fondamentaux. La mythologie du texte, ainsi que celle de la société, apparaît comme un système cohérent et structuré où chaque élément finit par trouver sa place. Dans la mesure où ce même système est à la base des catégories spécifiques dans lesquelles se fonde une culture, l'approche mythocritique rejoint aussi sur un autre plan l'anthropologie, car elle permet de dépasser ce qui peut être une tentation de l'écrivain ou du critique, comme de l'anthropologue, celle de réduire à un mythe personnel ou spécifique ce qui relève d'une expérience plus générale, sinon universelle. C'est donc au-delà des catégories spécifiques à une culture donnée, au-delà de l'imaginaire et du symbolique infrapersonnels, à l'origine desquels se trouve le mythe, qu'il convient de se situer pour une approche authentiquement anthropologique de l'oeuvre. C'est à quoi M. Eliade engage son lecteur, en lui conseillant "de ne pas se laisser immobiliser dans la perspective historico-culturelle et de se demander si, en plus de leur propre histoire, un symbole, un mythe, un rituel peuvent nous révéler la condition humaine, en tant que mode d'existence propre dans l'Univers" 8 4. N'est-ce pas à cette condition que le lecteur sera "l'homo symbolicus" cher à E. Cassirer ?

Notes
7.

4 Eliade (Mircea), Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, Folio-essais, p.11.

7.

5 Ibid., pp.234-235.

7.

6 Durand (Gilbert), L’imaginaire symbolique, Paris, PUF, 1964, quadrige, p.77.

7.

7 Durand (Gilbert), Figures mythiques et visages de l’œuvre, de la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, 1992, (1e édition : 1978), p.343.

7.

8 Ibid., p.343.

7.

9 Ibid., p.343.

8.

0 Durand (Gilbert), Article : « La création littéraire, les fondements de la création », in Encyclopaedia Universalis, supplément 2, Paris, E.U., 1985.

8.

Ibid., p.125.

8.

2 Eliade (Mircea), Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, Folio-essais, pp.32-33.

8.

3 Cassirer (Ernst), Essai sur l’homme, Paris, Editions de Minuit, 1975.

8.

4 Eliade (Mircea), Images et symboles, essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard, 1980, (1e édition : 1952), p.232.