7.4.1. Application de l’approche thématique au texte et limites d'une représentation de l'objet anthropologique ainsi dégagé.

Si l’on pose comme hypothèse que le texte, dans sa complexité et dans sa nature anthropologique, n’est pas réductible à une approche particulière et à l’objet construit par cette approche, il reste que cette nature anthropologique, si elle est fondée, doit pourtant se révéler à travers les significations déployées par l’approche quelle qu’elle soit, comme doivent transparaître aussi les limites de la réceptivité anthropologique de cette approche. Dans quelle mesure l’approche thématique du texte choisi permet-elle de rendre compte de la nature anthropologique de ce texte ?

Dans quelle mesure les significations ou les modulations des thèmes peuvent-elles être considérées comme un discours sur l’homme ou comme un discours relevant d’une inscription particulière de l’homme ? Quelles sont enfin les limites d’une telle lecture anthropologique faite à partir de l’approche thématique ?

L'approche thématique d'un texte consiste, rappelons-le, à constater puis à rassembler les thèmes et les motifs du texte en constellations avant d'observer comment ces constellations elles-mêmes organisent un "univers imaginaire" singulier, celui de l'écrivain.

Le texte de J. Gracq peut, après inventaire et classement des thèmes et de leurs motifs, être reconstitué dans la lecture autour du thème fondamental de la pêche (ou de la quête) qui, dans son caractère prodigieux ou magique, inaugure un moment de ferveur, celui d'une rencontre et d'une invitation, hospitalières, mais aussi désaccordées et non dénuées d'ambiguïtés.

Tout commence en effet sur les rives du lac de Brumbâne où l'on entend des rumeurs, des bruits de rames et des éclats de voix. Que disent ces voix, sinon que les pêcheurs, au-delà du tertre, vivent un moment rare, celui où surgit, des profondeurs du lac, un poisson ayant "des écailles comme de l'argent" et "brill[ant] comme la cotte du chevalier" ? Les pêcheurs, en présence d'un tel signe, rebelle et indompté, n'ont pas assez de leur technique, de leurs outillages, de leur action collective pour se saisir de l'objet de leur quête. Sa rareté et la difficulté dans laquelle les hommes se trouvent vont susciter l'aide de l'étranger qui, comme par enchantement, va ramener au rivage le poisson à mains nues. L'intervention de Perceval qui fait suite à l'échec des pêcheurs apparaît ainsi plus prodigieuse et plus providentielle. Mais l'ampleur du poisson est telle que sa capture éveille tout à la fois la fascination, le mystère et le désaccord, ou tout au moins la manifestation de certaines réserves. C'est ainsi qu'Amfortas, tout en tenant des propos engageants et aimables à l'adresse du nouveau venu, n'en rabroue pas moins les acquiescements exaltés de son bouffon. C'est ainsi également que les conditions créées par le prodige accompli amènent le roi de Montsalvage à formuler une invitation qui, au-delà des paroles rituelles de l'accueil et de l'hospitalité, marque assez fortement son incompatibilité avec la fascination manifestée par d'autres et laisse percer une certaine ambiguïté de ses sentiments et de ses intentions.

La thématique qui se dégage de ce texte est, dès lors, tout à fait caractéristique de l'univers imaginaire gracquien, mettant au centre un objet suscitant des relations de désir et de refus, d'attraction et de répulsion, qu'exprime si nettement le paradoxe de l'Avant-propos : " Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi".

Si, comme on a pu le voir plus haut, la méthode thématique a pour but de faire percevoir ce qui constitue tout à la fois l'originalité de l'oeuvre et son caractère général ou universel, et si cette méthode rencontre ainsi les objectifs que s'assigne l'anthropologue dans son investigation des réalités culturelles, les résultats de l'application de cette approche au texte de J. Gracq confirment-ils la nature anthropologique de celui-ci et son inscription dans un système culturel déterminé ? Nul doute que l'approche thématique de cette scène du roi pêcheur, telle que nous l'avons développée plus haut, ne mette en évidence un certain nombre de traits qu'un lecteur averti pourra, sans effort, référer à l'expression d'une culture. Les thèmes que traite ce texte ou leurs motifs ne sont-ils pas en effet des formes symboliques héritées d'une culture reconnaissable à divers signes ? Qu'il s'agisse de la quête du Graal, dont la scène de pêche est un équivalent allégorique, qu'il s'agisse de la valorisation de l'étranger ou de l'inconnu "auquel on se plaît à prêter surabondamment d'avance les signes d'un prédestiné"86, qu'il s'agisse encore de l'assistance aux personnes en difficultés que représente la figure du généreux chevalier errant, qu'il s'agisse du comportement d'hospitalité dont fait preuve Amfortas, en dépit de ses réserves à l'égard du geste accompli par le nouveau venu, qu'il s'agisse enfin du poisson, objet de valeur fortement chargé de sens et dans lequel on peut reconnaître un symbole sacralisé, tous ces traits sont d'évidence des traits anthropologiquement marqués par un modèle culturel chrétien. Il n'est pas jusqu'aux réticences d'Amfortas à l'égard du magique qui ne puissent être référées à une condamnation religieuse du magique, d'ailleurs incarnée dans la pièce par l'ermite Trévrizent 8 7. Quant au paradoxe sur lequel l'approche thématique conclut pour formuler l'univers imaginaire de J. Gracq, nous aurons l'occasion d'y revenir ultérieurement. Qu'il nous suffise de noter, à cette étape, qu'il n'est pas sans relation avec le système culturel dans lequel s'inscrit ce texte et avec le mythe fondateur de ce système culturel.

Ainsi, comme on le voit, l'approche thématique, sans constituer une lecture anthropologique du texte, n'en révèle pas moins de nombreux traits qui désignent l'objet textuel comme une production culturellement reconnaissable. On admettra toutefois qu'une telle interprétation, s'appuyant sur une seule approche, puisse apparaître ici artificiellement surajoutée, les significations n'étant originées qu'à un principe, celui d'une élaboration consciente d'une oeuvre, reconstituée dans l'acte de lecture par le lecteur. L'approche structurale offre-t-elle une autre représentation de la nature anthropologique ou culturelle du texte ?

Notes
8.

6 Gracq (Julien), Le roi pêcheur, "Avant-Propos", p. 13.

8.

7 Ibid., pp. 55-72.