7.4.2. Application de l’approche structurale au texte et limites d'une représentation de l'objet anthropologique ainsi dégagé.

Se peut-il que l'approche structurale dont on connaît les rapports étroits avec l'anthropologie soit en mesure de dévoiler plus nettement les propriétés culturelles et anthropologiques de l'oeuvre littéraire ou du texte ? Quelles représentations une telle approche peut-elle donner de cet objet et quelles limites sont les siennes en matière de perception anthropologique de l'oeuvre littéraire ?

L'approche structurale de ce texte étant réalisée dans le chapitre 5 du premier volume 8 8, nous ne ferons ici que rappeler ses principales interprétations, aux différents niveaux de lecture de cette approche. A partir d'une analyse croisée du "texte-à-dire" par les acteurs et des didascalies de la scène, le lecteur peut aboutir à un premier niveau de signification correspondant à la représentation d'une scène de pêche qui est l'occasion d'une rencontre entre un chevalier et un roi pêcheur. L'auteur choisit, en effet, de faire rencontrer son héros Perceval et le roi de Montsalvage au cours d'une pêche. Le jeune chevalier, d'abord témoin de la scène, devient acteur portant assistance aux pêcheurs en difficulté, intervention qui lui permet de faire la rencontre du roi Amfortas. Au-delà d'une telle interprétation que les répliques des personnages ou les indications scéniques confirment d'évidence, il est possible de déduire du jeu structurel des éléments du texte d'autres niveaux de signification. En observant, d'une part, que l'auteur, loin de communiquer directement cette scène à son spectateur, prend soin de la lui masquer (ce que la première didascalie du texte suffit à corroborer), en observant, d'autre part, la fascination de certains acteurs, le lecteur découvre combien J. Gracq s'emploie à souligner le caractère prodigieux de cette pêche et le mystère qui entoure la scène. C'est ainsi que l'ampleur du poisson dont Perceval se saisit et qu'il ramène à mains nues au rivage trouve un écho dans les propos de Kaylet, dans l'enthousiasme avec lequel celui-ci "bat des mains" et dans le regard que portent ses "yeux ronds" fixés sur le chevalier. Mais l'auteur, qui cherche à nous rendre sensible la diversité psychologique de ses personnages, prête à l'un d'entre eux une réaction plus réservée. A travers le détachement par lequel Amfortas accueille l'action prodigieuse de Perceval et à travers l'insistance qu'il met à qualifier de "si jeune" le chevalier, peut se lire la menace dont il se sent l'objet : le détenteur du pouvoir ne voit-il pas, dans la personne de Perceval, un possible rival et n'a-t-il pas l'intention plus ou moins avouée de le manipuler et de le piéger en mettant à profit son inexpérience et sa naïveté ? Une telle interprétation qui justifie par ailleurs l'appellation de "roi pêcheur" se trouve aussi confirmée par la comparaison de Kaylet associant le poisson saisi et Perceval lui-même. A partir d'une telle signification, le lecteur peut enfin prendre conscience que l'auteur identifie dans les différentes relations manifestées par ses acteurs à l'égard du prodige accompli une double postulation de l'humanité à l'égard du magique qui fait tout le dilemme de sa condition.

Quelles informations ou quels signes d'une inscription concrète de ce texte littéraire dans son milieu culturel peut-on tirer de l'application de la méthode structurale que nous venons d'élaborer ?

Sans nous attarder sur les réalités du monde physique et naturel susceptible de fournir aux hommes leur subsistance, nous pouvons considérer les réalités humaines décrites dans le texte de J. Gracq comme des structures culturellement marqués. Dans le contexte de chevalerie médiévale que la scène déploie et représente, les lois de l'entraide et de l'hospitalité apparaissent en effet comme les formes et les normes incarnées de la culture "d'une époque si résolument chrétienne"89. Mais certaines structures du texte, pour être en partie liées au monde féodal, n'en ont pas moins un caractère plus intemporel et, par suite, plus manifestement culturel. La comparaison de Kaylet au sujet du poisson qui "brille comme la cotte du chevalier" peut être, par exemple, légitimement interprétée comme une référence consciente ou inconsciente au Christ Sauveur et ceci d'autant plus que cette même comparaison désigne le chevalier comme une future victime. S'il est vrai en effet que le poisson est l'image iconique du Sauveur (, signifiant poisson en grec correspond aux initiales des mots ) 9 0, la pêche, qui est, pour Perceval, quête d'absolu ou "tentation de la possession divine ici-bas"91 peut être assimilée à la "pêche miraculeuse" et Perceval lui-même à la figure du Sauveur, rôle symbolique que lui reconnaissent volontiers certains acteurs, comme Kaylet. Mais la pêche est aussi, en tant que signe d'un certain rapport de l'homme à la nature, modèle métaphorique de la capture de l'ennemi que représente le personnage providentiel, appelé à devenir sujet et objet d'une autre pêche. Celui-ci n’apparaît-il pas, à l'image du modèle christique, tout à la fois comme le Sauveur et comme la Victime ?

Ainsi il ressort qu'une approche structurale du texte peut, elle aussi, permettre une perception partielle du caractère anthropologique du texte, mais non une saisie et une intelligibilité du texte dans sa complexité de signe anthropologique et ceci d'autant plus que l'analyse du texte, suivant le postulat du structuralisme, se fait en dehors du contexte socioculturel qui l'a produit. Les diverses méthodes qui constituent la sociocritique rendent-elles plus lisible le rapport de l'oeuvre à ce contexte et plus lisibles, de ce fait, les propriétés culturelles et anthropologiques de l'oeuvre littéraire ?

Notes
8.

8 Cf . supra, volume 1, chap.V.

8.

9 Gracq (Julien), Le roi pêcheur, Avant-propos", p. 11.

9.

0 Formule idéogrammatique signifiant Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur.

9.

1 Gracq (Julien), op. cit., p. 10.