7.4.3. Application au texte des différentes approches qui constituent la sociocritique et limites d'une représentation de l'objet anthropologique ainsi dégagé.

Si l'on adopte, comme approche sociologique du texte, la méthode préconisée par P. Bourdieu dans Les règles de l'art, il convient de représenter à travers un diagramme les positions respectivement occupées dans l'espace par les différents personnages du texte et de modéliser, à travers ces positions respectives, le "champ du pouvoir". Une telle modélisation, en ce qui concerne ce texte, peut s'effectuer dans la superposition de trois moments distincts correspondant aux positions successivement tenues par Perceval. Le premier temps est celui où Perceval "est monté depuis un moment sur le tertre et observe la scène, caché derrière un arbre". Sa situation de témoin passif est alors suréminente par rapport à la scène qu'il observe. A ce moment, les autres personnages, invisibles du spectateur, vivent leurs relations suivant les règles d'un jeu social fortement hiérarchisé où le roi a seul le pouvoir et où le faible (Kaylet) est l'objet du mépris et de la dérision. Le deuxième temps est celui où Perceval, "disparaissant de l'autre côté" devient acteur, intervenant face à un pouvoir moribond, incapable de permettre à ceux qui vivent de leur travail de mener à bien leur entreprise. Tous les personnages sont alors invisibles du spectateur, réduit à imaginer, à partir du propos des acteurs et des indices de la mise en scène, cet "autre côté" comme un territoire du prodige et de l'utopie. Le troisième moment correspond au retour de Perceval sur la berge, "tenant par les ouïes un gros poisson". A nouveau visible du spectateur, le chevalier est alors en compagnie d'Amfortas dont "la tête seule apparaît au-dessus de la berge" et de Kaylet "qui fixe des yeux ronds sur Perceval".

Une fois établie la configuration des diverses positions constituant le "champ du pouvoir" de l'oeuvre, il s'agit de caractériser ce champ du pouvoir, d'identifier la position privilégiée par l'auteur et d'interpréter cette prise de position comme symbolique d'une prise de position dans l'espace littéraire, en vertu d'une » homologie entre l'espace des oeuvres définies dans leur contenu proprement symbolique et en particulier dans leur forme, et l'espace des positions dans le champ de production" 9 2.

Comment devons-nous caractériser le champ du pouvoir en distinguant la structure liée au contexte historique qui prévaut ici, et la structure proprement scénique qui organise, avec les déplacements de Perceval, la signification de la scène ? Si on se place du point de vue purement sociologique ou idéologique, nul doute que l'intervention de Perceval en faveur des classes laborieuses ne bouscule les règles du jeu établi ; nul doute aussi que cette intervention ne recueille quelques signes de désapprobation. Si on se place du point de vue proprement symbolique, on conviendra que la scène définit deux domaines séparés, ce côté-ci, le monde de la réception, et "l'autre côté" d'où émanent des rumeurs prodigieuses et des éclats de lumière. S'il est vrai que Perceval n'hésite pas à disparaître de "l'autre côté", cet engagement où le héros "descend" est bientôt suivi d'un retour sur la berge, lieu gracquien par excellence 9 3. Ainsi le texte dit tout à la fois l'attrait de l'aventure et du magique et le retrait. Cette attitude paradoxale peut être interprétée comme une prise de position politique et poétique de la part de l'auteur J. Gracq, et plus précisément comme une certaine fascination vis à vis d'un mouvement d'opinion tel que le communisme et d'un mouvement littéraire tel que le surréalisme et comme une volonté de prendre ses distances avec eux.

Les autres approches sociocritiques ou idéologiques du texte concluraient au même paradoxe. On constate en effet une vision du monde présentant dans ce texte un aspect double et contradictoire. De la scène se dégage d'une part une vision éblouie et merveilleuse où le prodige accompli par Perceval, suscitant enthousiasme et fascination, est à la mesure des aspirations vers le bonheur ou vers l'utopie, et d'autre part une vision plus obscure et plus tragique où s'affirment des conflits entre personnes, des résistances aux changements, des gestes ou des propos tournant en dérision l'élan ou l'exaltation. La Société des années 30 et 40 exprimerait dans ce texte un "besoin exigeant d'absolu en matière de rénovation sociale"94, la tentation de combler ce besoin dans "l'eschatologie communiste", mais aussi les réticences de cette société ou d'une partie d'elle-même devant ce qui constituait, à certains égards, une trahison de ses valeurs culturelles fondamentales.

Le mérite des approches qui constituent la sociocritique est, comme on peut le constater, de distinguer le monde socioculturel décrit ou représenté par l'oeuvre et celui qui est au principe de la production de l'oeuvre. Les éléments mis en évidence par une telle lecture de la scène du roi pêcheur ne sont pas sans relation avec la nature anthropologique et culturelle de ce texte. On peut, d'évidence, mettre au nombre de ces éléments, l'engagement de Perceval en faveur des plus faibles. Que cette intervention soit mise au compte du contexte de chevalerie médiévale ou des aspirations sociales des années 30 et 40, elle apparaît comme un des traits invariants de notre système culturel judéo-chrétien. Mais la réserve avec laquelle une telle intervention est reçue par une partie des personnages invite le lecteur à approfondir son analyse et à s'interroger sur le sens de cette intervention et sur le sens de cet accueil. Plus qu'une action charitable, c'est une conquête du Graal qui est ici mise en scène symboliquement dans la poursuite et la saisie du poisson. Or cette conquête représente, selon les propres mots de J. Gracq "une aspiration terrestre et presque nietzschéenne à la surhumanité"95. Que cette quête et cette conquête symbolisent la mythologie médiévale ou que leur fassent écho "certains des aspects les plus typiques de phénomènes contemporains, parmi lesquels le surréalisme"96 ou le communisme importe peu. Retenons que la société occidentale, en quête de rénovation spirituelle et sociale, voulant "briser idéalement certaines limites"97 recherche consciemment ou inconsciemment ce renouvellement dans une relecture de son mythe ou de ses variantes et affirme, à l'égard de cette "tentation de la possession divine ici-bas"98 ne pouvoir faire autre chose que de répéter l'exaltante et désespérante formule : « Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi »99. Une telle affirmation ne pourrait-elle du reste exprimer plus fortement encore le rapport entre cette société et le mythe qui la fonde et le besoin qu'a cette société de renouveler la compréhension qu'elle a de ce mythe ?

S'il est vrai que l'approche sociocritique a permis d'éclairer certains aspects du texte dans la perspective de sa lecture anthropologique et culturelle, des insuffisances de l'analyse n'en apparaissent pas moins, liées au caractère limité et partiel de l'approche et à ses présupposés. Les questions soulevées par le rapport entre le texte et le mythe trouveront-elles leurs réponses dans l'approche mythocritique qui suit ?

Notes
9.

2 Bourdieu (Pierre), Les règles de l'Art, op. cit., p. 259.

9.

3 Le Guillou (Philippe), Julien Gracq, Fragments d'un visage scriptural, Paris, Editions de la Table Ronde, 1991, pp. 20-25.

9.

4 Mounier (Emmanuel), Lettres, carnets et inédits (Mounier et sa génération), Paris, Le Seuil, 1956, p. 187.

9.

5 Gracq (Julien), op. cit., pp. 11-12.

9.

6 Ibid., p. 12.

9.

7 Ibid., p. 12.

9.

8 Ibid., p. 12.

9.

9 Ibid., p. 16.