7.4.4. Application au texte de l'approche mythocritique et limites d'une représentation de l'objet anthropologique ainsi dégagé.

L'approche mythocritique d'un texte suppose, rappelons-le, un certain nombre de démarches préalables à l'identification des situations ou des figures du mythe ou des mythes d'une aire culturelle donnée. La première des étapes consiste à réaliser l'inventaire des thèmes ou des motifs qui correspondent aux structures synchroniques du mythe. La deuxième étape permet l'identification des mythèmes et la constitution des structures diachroniques du mythe. La réalisation des deux étapes conduit à la production d'un tableau qui rend lisibles les éléments mythémiques dans leur synchronicité, et dans leur diachronicité. Ce tableau permet dès lors de repérer les relations structurales entre les éléments pour en dégager la combinatoire, d'où peuvent ressortir les structures d'un ou de plusieurs mythes propres à un espace culturel déterminé. L'inventaire des thèmes du texte peut aboutir à l'identification des réseaux suivants : quête, impuissance/faiblesse, magie, fascination/lumière, opposition/dérision, action bienveillante, naïveté/jeunesse, pouvoir/dissimulation. A cette série de thèmes correspondent divers mythèmes qui constituent le récit diachronique du mythe. Ce récit pourrait être restitué dans la série des séquences narratives suivantes :

‘Sur le lac de Brumbâne, le roi Amfortas, son bouffon Kaylet et ses serviteurs s'adonnent à la pêche. Surpris par l'énormité du poisson qu'ils viennent de prendre au filet, ils sont sur la rive, Kaylet avoue sa peur de se mettre à l'eau, ce qui provoque les moqueries des serviteurs. A ce moment, Perceval se porte au secours des pêcheurs en difficulté et ramène le poisson à mains nues sur la berge, suscitant la fascination et l'exaltation de Kaylet qui voit le poisson "brille[r] comme la cotte du chevalier". Amfortas, dont seule apparaît la tête, "soutenue par des coussins", tout en rebutant son bouffon qui s'exalte, accueille Perceval et, en se présentant comme le roi de Montsalvage, l'invite dans son château. Un tel accueil semble merveilleux à Perceval qui n'en ressent pas moins le regard étrange porté sur lui par Amfortas. Celui-ci observe en effet, non sans arrière-pensées, le jeune chevalier qui lui annonce, dans sa franchise naïve, son intention de conquérir le Graal.’
Quête/Graal Impuissance/
Faiblesse
Action prodigieuse/
Magie
Fascination/
Lumière
Opposition/
Dérision
Action bienveillante Naïveté/
Jeunesse
Pouvoir/
Dissimulation
1 - Le roi Amfortas, son bouffon Kaylet, et ses serviteurs s'adonnent à la pêche.






























19 - Perceval annonce son intention de conquérir le Graal.





3 - Le roi et ses serviteurs sont impuissants à se saisir du poisson.

4 - Kaylet avoue sa peur de se mettre à l'eau.







10 - Apparaît la tête d'Amfortas "soutenue par des coussins"


2 - Les serviteurs sont surpris par l'énormité prodigieuse du poisson pris au filet.





7 - Perceval ramène le poisson à mains nues sur la berge.













8 - L'action de Perceval suscite la fascination et l'exaltation de Kaylet.

9 - Kaylet voit le poisson briller "comme la cotte du chevalier"










5 - Kaylet est l'objet des moqueries des serviteurs.








11 - Amfortas rabroue l'enthousiasme de son bouffon.

15 - Perceval ressent le regard étrange porté sur lui par Amfortas.










6 - Perceval se porte au secours des pêcheurs en difficulté.








12 – Amfortas accueille Perceval et l'invite dans son château.

























14 L’accueil reçu apparaît merveilleux à Perceval.

16 – Amfortas insiste sur la jeunesse de Perceval.

18 – Perceval avoue naïvement son intention de conquérir le Graal.























13 - Amfortas se présente comme le roi de Montsalvage.




17 - Amfortas observe Perceval, non sans arrière-pensée.

La lecture du tableau permet une saisie des mythèmes dans leur correspondance synchronique. Une telle saisie se concrétise par la production d'un discours descriptif du contenu de chaque colonne et de leurs corrélations.

Le trait commun qui réunit les mythèmes de la première colonne s'identifie à la quête ou au Graal, la pêche entreprise par Amfortas et ses hommes étant à l'image de la quête que poursuit Perceval. Tandis que la deuxième colonne évoque l'impuissance et la faiblesse tragique du roi Amfortas ou de ses serviteurs incapables de se saisir du poisson ou d'affronter le risque, la troisième est réservée aux phénomènes merveilleux ou au prodige accompli par Perceval. La quatrième colonne correspond aux effets de fascination qui suivent l'action d'éclat du chevalier, le plus admiratif et le plus exalté étant le bouffon Kaylet. On peut, identifier, dans la colonne suivante, les marques d'une opposition ou d'une attitude de dérision dont Kaylet fait à chaque fois les frais. L'action bienveillante qui est le trait commun de la sixième colonne s'incarne aussi bien dans le secours porté par Perceval aux pêcheurs en difficulté que dans l'invitation faite par Amfortas au chevalier. Quant aux deux dernières colonnes, elles sont respectivement dévolues à la naïveté ou à la jeunesse qui est le fait de Perceval et au pouvoir et à la capacité de dissimulation qui sont le privilège d'Amfortas.

Le système des relations ou corrélations entre les mythèmes apparaît, dès que l'on observe, à travers les six premières colonnes du tableau, un ensemble où dominent les valeurs positives. L'aventure héroïque du service et de la quête du Graal produit la fascination attendue, en venant bousculer le vieux monde affaibli dans ses résignations morbides, mais se heurte aussi logiquement à des oppositions. Ces deux visions antithétiques où prévalent les valeurs héroïques correspondent au régime diurne de l'image et à ses structures schizomorphes qui se fondent, d'évidence, sur les principes de l'exclusion des contraires. Les colonnes 7 et 8 qui correspondent au point de vue d'Amfortas, à sa position, ou à ses intentions et qui renouvellent la vision en inversant les valeurs précédemment reconnues, introduisent au régime nocturne et à ses structures paradoxales. Ces deux colonnes constituent en effet une invitation à relire comme naïvetés les prodiges héroïques, c'est-à-dire à valoriser négativement les images diurnes.

L'objectif de l'approche mythocritique, qui est d'identifier dans le texte la réémergence d'un ou de plusieurs mythes d'un espace culturel déterminé, coïncide avec les intentions présentes qui sont les nôtres de repérer, autant que faire se peut, la nature anthropologique et l'inscription culturelle du texte littéraire. Plusieurs mythes sont reconnaissables dans cette scène du roi pêcheur. Au-delà de la mise en scène, à travers une pêche allégorique, du mythe de la quête et de la conquête du Graal, nul doute que le texte peut être lu comme la réitération du mythe prométhéen. Perceval qui se saisit du poisson prodigieux n'est-il pas assimilable au dieu voleur de feu de la mythologie grecque ? Amfortas, roi de Montsalvage et détenteur du pouvoir, pourrait, en effet, incarner la figure de Zeus irrité et les propos ambigus qu'il adresse à Perceval, pourraient dans ce sens, annoncer l'enchaînement de Prométhée. Mais le texte est aussi redevable au système culturel judéo-chrétien et à ses mythes spécifiques. A travers l'incapacité initiale des pêcheurs à se saisir du poisson, à travers la figure souffrante du roi Amfortas, la mise en scène du tragique de l'homme renvoie d'évidence le lecteur au mythe adamique de la chute. En réponse à ce mythe tragique, apparaît le mythe messianique avec "la pêche miraculeuse" de Perceval assimilé à la figure symbolique du Sauveur. N'en déplaise à J. Gracq qui affirme dans son "Avant-propos" que "les deux grands mythes du Moyen-Age, celui de Tristan et celui du Graal ne sont pas chrétiens", ces mythes et "les gestes glorieuses des héros forceurs de blocus" pourraient bien devoir leur "part de lumière" 1 00 aux sources culturelles chrétiennes. Ces mêmes sources pourraient bien être à l'origine de la position paradoxale de Perceval, incarnant dans ce texte le Sauveur providentiel, mais aussi la future "victime" du roi pêcheur, et pourraient bien être au principe des formes paradoxales mises en évidence par la méthode mythocritique, en application du modèle théorique des Structures anthropologiques de l'imaginaire de G. Durand.

Ainsi l'approche mythocritique permet de prendre en compte l'inscription culturelle du texte dans la référence à une ou plusieurs mythologies. Une telle approche ne peut pour autant rendre compte, à elle seule, de la nature anthropologique du texte dans la mesure où cette approche exclut de ses préoccupations diverses dimensions de ce texte, dont par exemple la dimension psychologique. Quelles représentations de l'objet textuel considéré comme objet anthropologique l'approche psychocritique propose-t-elle dans ses principales variantes ?

Notes
1.

00 Gracq (Julien), op. cit., p.11.