7.4.5. Application au texte des approches qui constituent la psychocritique et limites d'une représentation de l'objet anthropologique ainsi dégagé.

Si l'on adopte le modèle de lecture psychocritique que préconise C. Mauron, il convient, dans un premier temps, de repérer dans le texte des éléments (situations ou actions) à caractère répétitif. Tels sont le merveilleux et la fascination pour le magique. Elan, réalisation idéale et quête sont ici réitérés, prenant tour à tour les formes de la pêche, de l'aventure ou de la quête du Graal. Plusieurs êtres affirment leur identité ; c’est le cas d’Amfortas et de Perceval qui, par ailleurs, réalisent une autre action que celle qu’ils avaient initialement projetée. Perceval, en quête du Graal, pêche un poisson prodigieux ; quant à Amfortas, qu'on dit le "roi pêcheur", il ne pêche pas, mais tout laisse à penser que Perceval sera pris dans ses filets. La personne qui incarne le pouvoir et le lieu qui symbolise le pouvoir (le château) sont pressentis, au-delà d'une apparence bienveillante ou accueillante, comme réducteurs ou enfermants. A partir de cet inventaire d'éléments fortement significatifs conçus comme des obsessions sous-jacentes, il s'agit de repérer les structures du mythe fondamental "expression imagée de la structure affective propre à l'auteur"101. La formulation de ce "mythe personnel" qui constitue la deuxième étape de la méthode va donner cohérence et structure aux éléments précédemment repérés. Un être masculin, en quête d'un objet de valeur, signe de vie ou promesse de salut, s'empare d'un autre objet, accomplissant une autre action que celle qu'il se promettait d'accomplir. Perceval, en quête du Graal, se saisit d'un poisson magique. Amfortas, parti à la pêche au filet avec ses serviteurs, ne se propose-t-il pas de pêcher le "si jeune" chevalier ? Perceval est donc tout à la fois le sujet et l'objet d'une capture. Sa quête, accomplie d'abord dans l'élan, fait de lui la victime désignée du détenteur du pouvoir. Comment dès lors interpréter ce mythe personnel ? Derrière l'apparente réussite (puisqu'il y a eu pêche fructueuse et "heureuse"), le texte laisse voir ou dissimule un champ de forces intérieures que la pièce et l'oeuvre générale de J. Gracq, considérées dans leur ensemble, permettraient de confirmer comme réalité structurée relativement constante et cohérente. On peut y déceler une double postulation. Le texte exprime d'une part la manifestation d'une identité masculine dans le geste héroïque de Perceval. Cette affirmation de soi selon un modèle masculin est, de plus, signalée par le parallélisme des présentations ainsi que dans la pêche ou la quête du Graal qui peuvent, en l'occurrence, prendre le sens symbolique d'une quête et d'une conquête de soi. Le texte exprime d'autre part une certaine réticence à l'identification achevée de soi-même, qu'indiqueraient, entre autres éléments, le détournement de l'action entreprise et l'inaccomplissement de l'action par certains acteurs. Cette affirmation d'un inachèvement de soi trouverait un écho dans la quête du Graal que se propose de poursuivre Perceval à l'issue du texte. Quant à l'attitude négative manifestée par Amfortas, elle peut avoir le sens d'une difficulté de l'auteur, au moment où l'oeuvre fut produite, à intégrer la loi du père comme idéal de soi, ce que laisserait supposer l'angoisse de soumission face au détenteur du pouvoir qu'exprime Perceval lorsqu'il dit : "Vous me regardez étrangement". Tout comme si Perceval incarnait par avance les désirs de l'adolescent d'aujourd'hui qui, selon T. Anatrella, "veut être à l'image de Siegfried (Wagner) son propre initiateur, laissé à lui-même sans images parentales, laissé à la toute-puissance narcissique de sa pensée et de ses désirs"102.

Si l'on adopte, comme modèle de lecture psychanalytique du texte, le commentaire que J. Lacan propose du conte de Poe La lettre volée 1 03, il convient de distinguer les différents regards supportés par les différents sujets. La scène décrit d'abord la tentative de Kaylet et des serviteurs sous le regard de Perceval. La scène décrit ensuite l'action accomplie par le chevalier sous le regard fasciné de Kaylet qui "fixe des yeux ronds" sur lui. La scène décrit enfin le dialogue entre Amfortas et Perceval qui se sent regardé étrangement par le roi pêcheur. Ajoutons que le spectateur, dans la salle, est censé ne voir que Perceval regardant les pêcheurs en difficulté (premier regard) et Perceval regardé par Kaylet puis par Amfortas (deuxième et troisième regards). Il convient ensuite de caractériser ces différents regards, de "saisir dans son unité le complexe intersubjectif ainsi décrit"104 et d'interpréter cet ensemble à la lumière du système lacanien et en particulier de l'Imaginaire et du Symbolique, catégories qui, dans ce système, permettent d'évaluer les rapports d'un sujet à soi-même, au réel et à l'Autre. Le premier regard, celui de Perceval, voyant que les pêcheurs sont incapables de saisir l'objet qu'ils cherchent à atteindre, est à l'origine de l'action qui suit. Ce regard et cette action ont ceci de commun qu'ils se fondent sur une relation imaginaire et narcissique au réel, Perceval faisant de la saisie de l'objet qui le fascine la condition de sa propre réalisation, sans voir que, dans cette quête de l'objet, il est lui-même l’objet d’une aimantation, sans voir du reste que cet objet qu’il poursuit de son désir lui renvoie une image de lui-même, comme le montre la comparaison de Kaylet : "il brille comme la cotte du chevalier". Le second regard est celui de Kaylet qui "fixe des yeux ronds sur Perceval". Un tel regard fasciné est celui de l'idéalisation, processus fréquent, dans la période de première adolescence que traverse Kaylet, et par lequel l'objet est valorisé et exalté psychiquement. A travers l'idéalisation, comme le note S. Freud, ce que le sujet « projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance, dans lequel il était son propre idéal 105 ». Le troisième regard est celui porté par Amfortas sur son bouffon et sur Perceval et sur la relation imaginaire qui les relie l'un et l'autre aux objets ou aux autres. Ce regard distancié qui voit les autres captés et fascinés manifeste un autre rapport au réel, celui que confère l'ordre de la loi ou l'ordre du symbolique. Et si Perceval ressent un certain malaise du regard qu'Amfortas porte sur lui, c'est "pour autant que la loi de la symbolisation où doit s'engager son désir, le prend dans son filet par la position d'objet partiel où il s'offre en arrivant au monde, à un monde où le désir de l'Autre fait la loi"106.

En quoi les deux approches psychocritique ou psychanalytiques qui précèdent peuvent-elles manifester, outre l'inconscient du texte, la nature anthropologique et culturelle de celui-ci ? Sans qu'il soit nécessaire de revenir sur le rapport que les différentes psychocritiques peuvent entretenir avec l'anthropologie, rappelons que les méthodes utilisées ci-dessus n'hésitent pas, dans leurs procédures ou dans leurs références conceptuelles, à recourir à des réalités anthropologiquement reconnues comme le mythe ou comme le symbolique. Mais au-delà de ce qu'il peut y avoir de commun à toute expérience humaine et que traduit le mythe dans son symbolisme et dans le caractère universel de ce symbolisme, quelle élucidation de type anthropologique l'approche psychocritique peut-elle donner de la scène du roi pêcheur de J. Gracq ? En quoi une telle scène est-elle tributaire, dans les traits ontogénétiques que cette approche met au jour, des mythes d'une culture spécifique ? Rappelons d'abord que le mythe est, ainsi que le définit G. Rosolato, "une figuration, une représentation, accessible à chaque individu d'un même groupe social, portant des fantasmes inconscients qui concernent une question centrale, en l'occurrence celle de la Généalogie"107. Un tel mythe "rappelle en même temps la solution, c'est-à-dire la Loi qui préside à cette généalogie ; de plus il peut servir de moyen de correction aux adhésions aberrantes ou pathologiques qu'il contribue à fixer"108.

Or quelles figures mythiques trouvons-nous au coeur du mythe chrétien, sinon d'abord Dieu comme Père, mais aussi le Fils, consubstantiel au Père et égal à Lui ? Le christianisme offre, à travers le sacrifice du Fils qui en même temps est Dieu, un moyen "grâce auquel a lieu la mutation du Père Idéalisé en Père Mort. [...] Ce sacrifice permet, selon G. Rosolato, sous le couvert du Fils la représentation des souhaits oedipiens (la mort du Père, ou de Dieu), ce qui entraîne, en contrepartie, la restauration, la Résurrection du Christ, le retour au Père, permettant de récupérer la puissance paternelle et de noyer une culpabilité trop lourde qui aurait été attachée à un sacrifice radical (qui aurait signifié d'ailleurs un retour à l'affrontement au Père Idéalisé)"109. Partant de là, on peut voir comment la quête de Perceval fonctionnant ici comme mythe personnel a pu être inspirée à l'auteur, de façon conjointe et interactive, par le dynamisme propre de ses structures internes et de ses relations intersubjectives et par le dynamisme inhérent au modèle que constitue pour un individu le mythe fondateur du système culturel. Que le texte indique par ailleurs, dans ses structures et dans sa relation au mythe, des orientations toutes personnelles, y compris esthétiques, n'enlève rien à la puissance prégnante de ce mythe dans la culture qu'il fonde et à l'action de ce mythe dans le processus, pour l'essentiel inconscient, de la création littéraire qui se produit directement ou indirectement dans l'aire et l'ère culturelles qui sont les siennes. Une telle influence peut-elle se mesurer dans la prise en compte des valeurs axiologiques de l'oeuvre que rendrait possible sa lecture par l'approche sémiotique ?

Notes
1.

01 Mauron (Charles), L’inconscient dans l’oeuvre et la vie de Racine, Paris-Genève, Champion - Slatkine, 1986, (1ère édition 1957), p. 20.

1.

02 Anatrella (Tony), Interminables adolescences, Paris, Le Cerf-Cujas, 1995, (1ère édition : 1988), p. 66.

1.

03 Lacan (Jacques), "Le séminaire sur «La lettre volée»", in Ecrits , Paris, Le Seuil, 1966, pp. 11-61.

1.

04 Lacan (Jacques), op. cit., p. 15.

1.

05 Freud (Sigmund), Trois essais sur la théorie de sexualité, Paris, Payot (1923), 1966, cité par Anatrella (Tony), op. cit., p. 77.

1.

06 Lacan (Jacques), Ecrits, op. cit., p. 582 - note 2.

1.

07 Rosolato (Guy), "Trois générations d'hommes dans le mythe religieux et la généalogie", in Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969, (Collection "Tel"), p. 60.

1.

08 Ibid.

1.

09 Ibid., p. 55.