7.4.6. Application de l’approche sémiotique au texte et limites d'une représentation de l'objet anthropologique ainsi dégagé.

L'approche sémiotique d'un texte consiste à repérer d'abord les formes narratives du texte. Rappelons qu'on appelle "schéma narratif" la succession organisé des états et des programmes narratifs d'une oeuvre. Cette organisation, réduite au parcours narratif du héros, se manifeste à travers la concaténation de trois épreuves : l'épreuve qualifiante, l'épreuve décisive et l'épreuve glorifiante. En d'autres termes, le sujet à la suite du contrat entre le Destinateur et lui, "passe par une série d'épreuves pour remplir les engagements pris et se trouve à la fin, rétribué par le Destinateur qui, ainsi, apporte lui aussi sa contribution contractuelle"110. Ce schéma narratif peut correspondre à la composante narrative globale du texte ou à l'une de ses séquences constituantes, appelées programmes narratifs. Chacun de ces derniers étant constitué d'un énoncé de faire et postulant un changement d'état suppose l'identification de l'état initial, du sujet opérateur, du destinataire, de la performance du sujet (victorieux ou défait), de la sanction et de l'état final. L'analyse de la composante narrative du texte de J. Gracq peut donner lieu au tableau suivant où n'ont été retenus que les trois programmes narratifs essentiels du texte.

PN Etat initial D1
Destinateur
Sujet opérateur Contrat D2
Finalités
Performance Sanction Etat final


1

S : Amfortas et les pêcheurs
O : poisson état disjoint

SVO

Amfortas

Les hommes d’Amfortas et en particulier Kaylet

Prendre le poisson

Distraire le roi


Dérision, rires

S : Amfortas et les pêcheurs
O : poisson état disjoint
SVO



2

S : Amfortas et les pêcheurs
O : poisson état disjoint
SVO

Perceval

Perceval

Prendre le poisson

Aider des êtres en difficulté

Accomplir un acte éclatant




Admiration des autres

Hospitalité et accueil du roi

Satisfaction personnelle

Hostilité latente

S : Amfortas et les pêcheurs
O : poisson état conjoint
SO

S : Perceval
O : qualification autre état conjoint
SO


3

S : Amfortas et les pêcheurs
O : poisson état disjoint
SVO

Amfortas

Amfortas

Prendre Perceval dans ses filets, c’est-à-dire l’empêcher de conquérir le Graal

Conserver le pouvoir


   

Sur les trois programmes narratifs représentés ci-dessus, seuls les deux premiers apparaissent complets, celui des serviteurs et spécialement de Kaylet, et se concluent par leur disqualification, celui de Perceval aboutissant au contraire à la qualification du héros pour l'épreuve décisive future, évoquée dans le texte. Le troisième programme, celui d'Amfortas, n'est ici perceptible que dans sa phase contractuelle, l'exécution du contrat étant remise à plus tard. Ce qui détermine Amfortas à concevoir ce projet de manipulation du jeune chevalier, c'est évidemment la performance que celui-ci vient de réaliser. En effet, Perceval, par cet exploit, ne vient pas seulement de réparer le manque initial d'Amfortas et de ses serviteurs, il vient aussi de s'avérer, pour lui-même et pour les autres, doté d'une compétence qui est séparable de l'action qu'il vient d'accomplir et qui est donc transférable à une autre action, la conquête du Graal. Par là, le programme de Perceval apparaît bien comme une "épreuve qualifiante" qui permet également à Amfortas de découvrir en lui un adversaire à sa mesure.

Observons, par ailleurs, les différents objets en jeu dans ces programmes narratifs. Grâce au premier programme, le poisson, objet de la quête des pêcheurs, qui n'est d'abord que virtuel devient actuel, et, par suite d'un investissement de valeurs dont témoignent les qualificatifs qui lui sont dévolus ( "Il est énorme [...] je n'en ai jamais vu de si gros"), la jonction s'opère entre l'objet de valeur et les sujets parmi lesquels le chevalier Perceval. Cette jonction équivaut à un énoncé d'état, les valeurs restant encore "disjointes des sujets qui ne sont alors que des sujets selon le vouloir"111. La conjonction avec l'objet de valeur qui s'effectue par la suite au profit du sujet, va "transforme[r] la valeur actuelle en valeur réalisée"112. Une telle réalisation des valeurs relatives à l'objet acquis n'est pas sans effet sur le sujet lui-même qui devient à son tour objet de valeur et objet de la quête d'un autre sujet.

L'approche sémiotique d'un texte consiste à repérer ensuite ses formes discursives, c'est-à-dire la manière dont le discours "confère des contours figuratifs"113 aux formes narratives. Cette recherche prend la forme d'une identification des parcours figuratifs définis comme un "enchaînement isotope de figures corrélatif à un thème donné"114. Elle prend aussi la forme d'un repérage des rôles thématiques dont chacun s'obtient par la mise en relation entre un parcours figuratif et un agent capable de l'incarner. Un même acteur incarnant successivement, plusieurs rôles thématiques, il est utile de procéder à l'inventaire de ces rôles pour l'analyse du texte et, en particulier, l'évaluation du rapport que l'auteur ou l'énonciateur entretient avec cet acteur. Une telle évaluation nécessite aussi la prise en compte de deux autres aspects, d'une part la vérité du discours énoncé par l'acteur à travers les marques de véridiction que le texte fournit et, d'autre part, les termes évaluatifs qualifiant les acteurs dans leur état et dans leur comportement. L'analyse de la composante discursive prolonge celle de la composante narrative. Aussi le tableau suivant rappelle-t-il, partiellement, les données du tableau précédent.

PN Sujet opérateur Contrat Performance Rôles thématiques Vérité du personnage Qualificatifs


1

Les hommes d’Amfortas et en particulier Kaylet

Prendre le poisson


Bouffon
Marionnettes
Serviteurs
Exécutants

VRAI et

FAUX

Serviteurs « mauvaise graine »
« mon imbécile »


2



Perceval

Prendre le poisson


Etranger
Chevalier errant
Sauveur, homme providentiel
Victime

VRAI et

NAÏF

Brillant
« si jeune »
« étranger qui s'égare »


3



Amfortas

Prendre le poisson


Roi
Roi souffrant
Roi pêcheur
Observateur
Hôte

SECRET
et
AMBIGU

« Seigneur Amfortas »
« roi de Montsalvage »
maître du pays
« reclus »

Les différentes informations relatives à chacun des acteurs (et notamment les rôles thématiques qui lui sont prêtés, le rapport au vrai de son discours ou de son comportement et les qualificatifs à travers lesquels se formule une évaluation le concernant permettent de définir une attitude de l'auteur ou de son lecteur à l'égard de cet acteur. La manipulation dont il est question ici est liée, en effet, à l'instance de l'énonciation et consiste dans l'action exercée par l'énonciateur sur son énonciataire et sur la réception et l'interprétation déterminées que celui-ci fera du discours énoncé. C'est ainsi que le personnage d'Amfortas est présenté et perçu comme un être déliquescent et contradictoire, secret et ambigu, fortement et pathétiquement attaché à son pouvoir. Quant à Perceval, s'il est, en raison de son geste héroïque, un acteur à la mesure des enjeux, il semble aussi, dans le même temps, une proie facile.

L'analyse sémiotique du texte ne serait pas complète sans le repérage et la modélisation dans le carré sémiotique des structures profondes. Une telle modélisation présuppose l'inventaire des isotopies qui pourraient, entre autres, intégrer les catégories sémiques suivantes : merveilleux vs tragique, succès vs lâcheté, fascination vs dérision, immobilité vs mouvement, naïveté vs expérience. On se souvient que la modélisation des rapports entre ces catégories sémiques doit prendre en compte non pas seulement la distinction d'opposition, mais distinguer entre relation de contrariété (qui exprime la plus grande différence possible) et relation de contradiction (qui est simple négation) pour aboutir à l'élaboration du carré sémiotique. Ce carré sémiotique offre la possibilité de prendre conscience des structures profondes du texte et du système axiologique des valeurs que ces structures actualisent. Les isotopies repérées dans le texte de J. Gracq peuvent conduire au carré sémiotique suivant :

Tableau 3
Tableau 3

Comme l'indique le carré sémiotique, le texte se constitue autour de quatre pôles significatifs qui correspondent ici aux quatre pôles actoriels : Perceval, Amfortas, Kaylet et les serviteurs. Les deux premiers sont en relation de contrariété : Amfortas semble incarner la vieillesse immobile et impotente qui, tout en étant réduite à l'état d'ombre, n'en conserve pas moins une attitude machiavélique, lourde de menaces, attitude qu'elle tire d'une expérience lucide du tragique de la condition humaine. Perceval, au contraire, incarne l'élan de la jeunesse et ses mouvements généreux qui la portent, dans sa naïveté naturelle, vers tout ce qui brille et paraît merveilleux à ses yeux. A ces deux pôles actoriels répondent symétriquement deux autres pôles eux aussi contraires. Kaylet, n'étant pas Perceval, a pour toute jeunesse et pour tout mouvement, son handicap et sa claudication. A la réalité il ajoute ses craintes et vit une existence terne dans le retrait et dans l'observation fascinée de l'action des autres. Les serviteurs adultes, n'étant pas Amfortas, se caractérisent plutôt par l'agitation stérile que leur ignorance prend pour lueurs et pour expression spontanée de la vie.

Les deux pôles qui sont ici marqués positivement sont d'évidence celui de Perceval et celui d'Amfortas, ce qui confirme la performance réalisée de l'un et la performance projetée de l'autre. Ainsi se trouvent également et réciproquement valorisées et dépréciées les postulations de la jeunesse et celles de la vieillesse. A l'une, l'auteur reproche son immobilisme et reconnaît sa lucidité, à l'autre, il reconnaît et il reproche son enthousiasme et ses élans. Le texte exprime les valeurs contradictoires de l'une et de l'autre, en leur donnant égalité de force et de raison.

Dans quelle mesure ces différentes interprétations sont-elles révélatrices de la nature anthropologique et culturelle du texte ?

S'il est vrai, comme le souligne A. J. Greimas et J. Courtès dans Sémiotique que "le schéma narratif constitue un cadre formel où vient s'inscrire le "sens de la vie" avec ses trois instances essentielles : la qualification du sujet, qui l'introduit dans la vie ; sa "réalisation" par quelque chose qu'il "fait" ; enfin, la sanction - à la fois rétribution et reconnaissance - "qui seule garantit le sens de ses actes et l'instance comme sujet selon l'être"115, nul doute que les formes et les structures mises en évidence par l'approche sémiotique n'aient quelque rapport avec les formes et les structures d'une culture et avec son système de valeurs. C'est ainsi que la scène de pêche, dans sa configuration narrative, et que le poisson, qui en est l'objet, n'ont pas été seulement choisis par l'auteur pour justifier, au premier degré, l'appellation de "roi pêcheur" dont on surnomme Amfortas, mais aussi en raison de la charge symbolique de ces éléments figuratifs dans le système culturel chrétien même si l’auteur affirme prendre ses distances avec les références chrétiennes. Nul doute que les rôles thématiques observés dans l'analyse de la composante discursive du texte, si l'on excepte ceux qui relèvent d'un contexte proprement médiéval, ne soient des figures typiques de ce même système culturel, qu'il s'agisse des serviteurs, du sauveur, de l'homme providentiel, de l'hôte, du roi souffrant, du roi pêcheur, ou de la victime. Ajoutons à cela que les modalités complexes, par lesquelles l'auteur agit sur son lecteur ou sur son spectateur et lui suggère ou suscite en lui une attitude à l'égard des acteurs eux-mêmes, s'appuient directement ou indirectement sur des valeurs culturelles supposées acquises par le récepteur. Qu'Amfortas, par exemple, apparaisse comme un roi souffrant qui semble "régne[r] par son malheur"116 et l'on ne s'étonnera pas que ce personnage puisse susciter une grande compassion auprès du public dans notre système culturel. Quant aux valeurs axiologiques mises au jour par le carré sémiotique, on admettra qu'elles constituent aussi les marques d'un discours mythique, si on veut bien considérer que, loin de figurer un système d'oppositions manichéennes, leur valorisation est clairement répartie. Le discours des principaux acteurs est, en effet, un discours dont la "syntaxe fondamentale consiste à asserter alternativement comme vrais les deux termes contraires"117, ce qui, selon A.J. Greimas et J. Courtès constitue la caractéristique la plus remarquable du discours mythique. Qu'un tel discours rassemble, au surplus, les valeurs du passé et celles de l'avenir, et l'on peut y reconnaître les caractéristiques du mystère chrétien où, "du fait que le Mσ de Dieu s'accomplit dans le Christ, la création et l'achèvement, le commencement et la fin du Monde sont rassemblés en lui"118.

Ainsi se trouve confirmée l’hypothèse suivant laquelle le texte a bien des caractéristiques anthropologiques. Ce caractère ressort dans chaque approche appliquée au texte et ceci, à partir des significations qui lui sont propres. Mais ressort aussi, dans cette juxtaposition des approches, l’insuffisance d’une lecture ne rendant compte que partiellement du texte et ne rendant compte que partiellement, par conséquent, de sa nature anthropologique. La délimitation du territoire ou du champ anthropologique liée aux approches montre ici ses limites, dans la mesure où les objets construits ne différent pas en tout, dans la mesure où bien des significations et des indices ne sont pas strictement assignables à une approche particulière. Si une lecture, pratiquant la juxtaposition des approches et des objets construits par chacune d’entre elles, aboutit de la sorte à l’élaboration d'un objet sans forme ni contours identifiables, et si elle ne suffit pas à rendre compte de la complexité du texte et de sa nature anthropologique, il s'avère nécessaire de concevoir un modèle de lecture anthropologique dépassant la disparité, la succession et le point de vue réductionniste de chaque approche séparée. Ainsi se trouverait peut-être résolue la question du rapport entre le texte conçu comme fait littéraire et le texte comme fait culturel. Si ce n'était pas le cas, c'est-à-dire si l'œuvre littéraire n'avait pas de dimension anthropologique reconnaissable, l'œuvre dite littéraire ne pourrait plus être considérée comme une réalité culturelle.

Notes
1.

10 Greimas (Algirdas-Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, op. cit., p. 245.

1.

11 Ibid., p. 147.

1.

12 Ibid.

1.

13 Ibid.

1.

14 Ibid., p.146.

1.

15 Greimas (Algirdas-Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, op. cit., p. 245.

1.

16 Gracq (Julien), Le roi pêcheur, p. 97.

1.

17 Greimas (Algirdas-Julien) et Courtès (Joseph), op. cit., p. 241.

1.

18 Rahner (Hugo), Mythes grecs et mystère chrétien, Paris, Payot, 1954, p. 62.