8.2.2. Les niveaux de significations de l’oeuvre et leurs correspondances.

Au cours de l’expérimentation réalisée plus haut, nous avons été amenés à constater l’existence de différents niveaux de significations, quelle que soit l’approche appliquée à l’oeuvre. Les réflexions des pages précédentes qui ont accompagné cette lecture expérimentale et la découverte du système interne nous poussent à poser l’existence d’autres niveaux de significations dans le texte et dans sa lecture. Le tableau qui suit décrit la superposition de sept niveaux dans l’oeuvre littéraire et dans sa lecture anthropologique.

Au fur et à mesure que le lecteur atteint les niveaux les plus profonds de la signification, on peut observer que les signes construits se complexifient ou changent même de nature. D’objet simple, le texte ou l’ouevre analysé(e) devient objet complexe dès instant où il est non seulement approché et construit selon de multiples et diverses démarches, mais où la lecture, dépassant la juxtaposition d’une pluralité d’objets simples, le construit comme un système complexe et le reconnaît, dans sa nature anthropologique, comme une production culturelle dans des multiples dimensions. De même, le texte ou l’œuvre littéraire passe du statut de signe ou de symbole particulier, c’est–à-dire fonctionnant selon des modalités méthodologiques particulières clairement définies, à celui du signe ou de symbole général, puisque constitué des constantes structurelles des signes ou des symboles particuliers. Mais ce nouveau modèle, reconnu comme signe et comme symbole d’une culture, peut être à son tour particularisé dans les traits anthropologiques et culturels qui le rattachent à une culture particulière, avant d’être reconnu, dans ses traits universels, comme symbole d’une possible rencontre des cultures.

Aux différents niveaux de signification correspondant différents opérations de lecture elles-mêmes plus ou moins complexes. Nous adoptons la typologie des modes d’interprétation ou des opérations de lecture proposées par J.P. Resweber 8 2, et nous distinguons avec lui trois opérations ou faisceaux d’opérations : le décodage, le déchiffrage et le décryptage. « Le décodage assimile le symbole ou [le texte] à un message codé qu’il convient de transcrire en un langage clair. Quant au déchiffrage, il en fait un message secret dont la découverte du code est préalable à l’interprétation. Tout autre est l’opération de décryptage qui survient, lorsque le code est inconnu et inconnaissable.83

Lorsque le code est connu, la lecture structurale d’un texte pour s’en tenir à l’exemple d’une seule approche, consiste à reconnaître les éléments des codes linguistiques et poétique constitutifs du texte, ce qui se réalise d’évidence dans le repérage des indices syntaxiques, lexicaux, phonétiques, rythmiques, etc…. et les premiers niveaux de signification ne mettent à contribution que l’opération du simple décodage. On constate toutefois que, dans la mesure où les structures ne sont pas données à l’avance, mais à construire par le lecteur, chaque œuvre et chaque texte offrant à l’expérience de la lecture un système structurel qui lui est propre, le code du texte est au moins partiellement “offert à l’exploration” 8 4. La lecture structurale, dès l’étape qui concerne l’élaboration des structures signifiantes du texte, fait intervenir, en plus du simple décodage, l’opération de déchiffrage.

Lorsque le code est occulté, ce qui ne manque pas de se produire dans une approche psychocritique, et notamment à partir de la phrase interprétative des structures inconscientes repérées dans le texte, c’est l’opération de déchiffrage qui prend le relais, dès l’instant où les structures inconscientes ne sont pas connues d’avance et où elles sont, dans une large mesure, personnelles à l’auteur. Cela étant, le décodage n’en intervient pas moins partiellement à une telle étape, dans le sens où les significations possibles ou probables de certains symboles ou des certains indices fonctionnement aussi comme un code dont la connaissance acquise progressivement facilite grandement l’acte d’interprétation et de la lecture.

On retrouve l’opération de déchiffrage au moment où la lecture anthropologique fait du texte un objet complexe. Tout code est alors occulté par le niveau de profondeur où il peut être appréhendé et l’opération consistant à construire expérimentalement le système structurel complexe qui est au principe du texte est bien une opération de déchiffrage, mais il s’agit en même temps d’une opération de décryptage.

En effet, avant même que le lecteur n’ait identifié le référent culturel, il est à la recherche d’un “code” provisoirement découvert, en l’absence et dans l’attente d’un autre code. Cette phrase de la lecture où le code semble “perdu” et qui fait “de l’interprétation une lecture inauguratrice du symbolique”, met en jeu, d’évidence, l’opération du décryptage. Mais, dès l’instant où l’identification du référent culturel s’est réalisée et qu’il fournit, sinon la clef, tout au moins un nouvel horizon d’interprétation, une sorte d’être-au-monde déployé devant le texte 8 5 avec ses symboles et son système mythologique codés, la lecture et l’interprétation redonnent ses droits au décodage. On peut même poser que la formation à la lecture anthropologique a pour effet de faire advenir, chez le jeune lecteur, là où il n’y avait qu’un “code perdu” un “code connu” et de transformer en simple opération de décodage ce qui relevait, jusqu’alors, du décryptage.

Au delà d’une explication des opérations de lecture, le tableau montre, par ailleurs, qu’à partir du moment où le lecteur rassemble les indices et les structures des différents objets construits en un système unifié et que celui-ci fait signe, l'objet défini précédemment devient signifiant d’autre chose. Si, en effet, si le système interne élaboré par la lecture constitue en soi un modèle explicatif et génératif des significations perçues à travers les différentes approches précédentes, il appelle comme signe d’autres significations d’un autre niveau. Devenu signifiant d’un nouveau signifié, il ne peut être nommé qu’à travers le terme de symbole, montrant par là qu’il est signe d’une appartenance culturelle. Les objets des différents approches et le discours qui les a construits s’identifient alors au mythe fondateur du système culturel dans lequel ils sont ou ont été émis, dans la mesure où la conscience de cette référence culturelle est accessible au sujet-lecteur et producteur de ce discours. A ce stade de la lecture, il est possible d’accorder une autre ampleur au signe ou au symbole, déjà interprété en référence au système culturel, en mettent ce signe ou ce symbole en relation avec un référent plus large, celui de l’expérience humaine universelle, relation qui relève, dès lors, d’une démarche d’anthropologie générale.

Sans revenir sur ce qui a déjà fait l’objet de démonstration, rappelons, à travers un exemple, les différents formes, que prend, aux différents niveaux, un même fait repéré au départ dans une approche particulière.

Soit, dans l’approche thématique du texte de J. Gracq la ”rencontre entre un chevalier solaire et un roi ténébreux” qui figure, au niveau trois, celui des structures, la présence concomitante de “deux univers imaginaires contrastés, celui de la lumière et de la quête, et celui de la nuit et du tragique”. Le contraste ainsi défini et perçu est ensuite mis en relation, au niveau profond de l’approche thématique, avec l ‘univers imaginaire personnel de J. Gracq “fondé sur l’opposition magnétique entre attraction et répulsion”.

Au cinquième niveau, qui rejoint celui des autres approches et qui élucide d’un autre jour les relations précédemment entrevus sous la forme du paradoxe : (“ce qui est éclairé porte une ombre”), on retrouve donc l’opposition précédente et son dépassement, dans la mesure où le paradoxe ici formulé correspond certes l’opposition, mais aussi au surpassement de cette opposition et des antinomies qui lui sont liées. Ce paradoxe qui assombrit la lumière et qui éclaire l’ombre prend tout son sens comme symbole ou comme manifestation symbolique du mythe fondateur de la culture chrétienne, d’évidence construit sur le paradoxe.

Au septième niveau, rien n’interdit d’interpréter ce paradoxe comme la marque d’une expérience humaine faite “d’ombre et de lumière”, considérées ici comme des universaux culturels au même titre que “les catégories vie/mort et nature/culture […] aptes à servir de point de départ à l’analyse d’univers sémantiques”86, eux-mêmes universels.

Notes
7.

6 Levi-Strauss (Claude) « Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss », in Mauss (Marcel), Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950 (Coll. Quadrige), p. XXXI.

7.

7 Ricoeur (Paul), Du texte à l’action, Essais d’herméneutique, Paris, Le Seuil 1986, p.141.

7.

8 Ibid., p.116.

7.

9 Levi-Strauss (Claude), Anthropologie Structurale deux, Paris, Plon, 1973, p.74.

8.

0 Ibid., p.75.

8.

2 Resweber (Jean-Paul), Qu’est-ce qu’interpréter ?, Essai sur les fondements de l’herméneutique, Paris, Cerf, 1988, p. 31 et sq.

8.

3 Ibid., p.31.

8.

4 Ibid., p. 32.

8.

5 Ricoeur (Paul), Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, 1986, p . 114.

8.

6 Greimas (Algirdas-Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article « Universaux », Paris, Hachette, 1979, (1993), p. 412.