8.2.3 L’œuvre littéraire restituée comme objet, signe et symbole anthropologique.

L’existence des niveaux décrits précédemment, des correspondances repérées entre ces niveaux nous permet d’affirmer que l ‘œuvre littéraire est à la fois objet anthropologique, signe anthropologique et symbole anthropologique.

Objet de l’analyse des différents approches, l’œuvre devient, par la lecture anthropologique qui croise ces approches, un objet qu’il convient de qualifier d’anthropologique. Chaque objet, en effet, rend compte d’un aspect partiel de la nature anthropologique de cet objet et ce n’est pas sans raison, comme nous avons eu l’occasion de le préciser ailleurs, que le domaine limité de saisie, que chaque approche circonscrit par sa méthode et par ses présupposés, ait pu être lui aussi désigné de l’expression de “champ anthropologique”. Ce que permet d’appréhender l’approche sociocritique, ce n’est que l’aspect social de l’objet, ou pour le dire dans les termes utilisés plus haut, “le champ anthropologique des représentations sociales”, mais ce domaine , pour limité et partiel qu’il soit, n’en correspond pas moins à une dimension anthropologique, la culture étant souvent définie par les anthropologues eux-mêmes comme ce qui est acquis par l’homme au sein d’une société donnée 8 7. Ce que permet de mettre au jour l’approche structurale d’un texte, ce n’est certes que l’aspect linguistiquement structuré de l’objet, soit le “champ anthropologique du langage”. Or, cette réalité n’en a pas moins une dimension proprement anthropologique, celle du langage qui, selon C. Levi-Strauss, doit être défini, non pas seulement “comme un produit de la culture”, non pas seulement “ comme une partie de la culture”, constituant “un de ses éléments parmi d’autres”, mais aussi “comme condition de la culture” 8 8.

Les aspects imaginaire, symbolique et mythique, que permettent de dégager, de l’objet anthropologique qu’est le texte, les approches thématique, psychocritique et mythocritique, n’en sont pas moins des dimensions anthropologiques de l’objet décrit et, comme telles, redevables à l’univers imaginaire, symbolique et mythologique de la culture qui, à travers l’auteur, est au principe du texte. Ce dernier devenu objet complexe, grâce a une lecture plurielle et dépassant la simple juxtaposition – ce qui, compte tenu des démarches utilisées, de leur précision et de leur rigueur méthodologique, lui donne le statut d’objet scientifique – est reconnu, dès lors, comme un objet anthropologique : il suffit, pour cela, que les méthodes du texte dont les démarches s’originent dans le champ des Sciences Humaines soient replacées dans la perspective d’une investigation ayant cette portée anthropologique. Une œuvre ou un texte littéraire peut être ainsi dit objet anthropologique, non seulement de par sa nature même d’objet social, linguistique, symbolique et complexe, mais aussi de par la démarche mise en œuvre dans son élaboration.

L’œuvre littéraire, étant, par ailleurs, fait de langage, peut être appréhendée comme un signe anthropologique. En passant des niveaux précédents, où se construit, dans le cadre circonscrit par chaque approche particulière, la scientificité de l’objet anthropologique, au plan où tous les objets construits sont saisissables d’une manière synthétique et simplifiante, l’œuvre apparaît, dès lors, au lecteur, sous la forme d’un signe complexe dont il a patiemment élaboré et reconstruit le signifiant par sa lecture et dont il lui reste à élucider le signifié. Le texte est alors actualisé dans la référence culturelle qui fait sens pour lui et dans laquelle il ”trouve une ambiance et une audience”, pour le dire avec les mots de P. Ricoeur. “Il reprend son mouvement, intercepté et suspendu, de référence vers un monde et des sujets […]. Le texte avait seulement un sens, c’est-à-dire des relations internes, une structure ; il a maintenant une signification, c’est-à-dire une effectuation dans le discours propre du sujet lisant”89. L’effort de synthèse par lequel le sujet prend en compte et articule les éléments fournis par les approches employées lui permet, en effet, non seulement, d’entrer dans le sens du texte, mais de découvrir ce sens et les signes qui le portent comme un nouveau signifiant en relation avec un autre référent et de percevoir, dans ce référent culturel, les principes génératifs du texte. La lecture anthropologique faisant ainsi du texte un signe anthropologique, c’est-à-dire l’expression plus ou moins accomplie d’un système culture, les différents sens repérés et identifiés précédemment à travers les approches successivement élaborées trouvent alors leur articulation et leur signification. Précisons que le mot “signification” est ici défini tout à la fois “comme le sens articulé”90, soit la manière dont le contenu où la matière du texte est structuré, et comme l’articulation du sens par et dans la lecture. Et l’interprétation qui est appropriation “perd alors de son arbitraire dans la mesure où elle est la reprise de cela même qui est à l’œuvre, au travail, en travail, c’est-à-dire en gésine de sens dans le texte”91.

L’œuvre qui est objet et signe anthropologique peut être enfin saisie comme symbole anthropologique. Si nous adaptons la distinction établie par P. Ricoeur dès Le conflit des interprétations entre symboles primaires et symboles mythiques ( “j’ai appelé symboles primaires ce langage élémentaire pour le distinguer des symboles mythiques, qui sont beaucoup plus articulés [et] comportent la dimension des récits”92), il apparaît évident que le signe anthropologique qu’est le texte a bien une dimension symbolique et peut être reconnu comme “un symbole mythique”. Comme tel, le signe reconnu dans le texte de J. Gracq ne saurait être, dans la complexité qui le caractérise, formulé à travers un mot simple. On se souvient que le système interne du texte n’a pu être, en définitive, désigné que sous la forme doublement complexe du récit et du paradoxe : « Ce qui est éclaire porte une ombre et l’ombre porte la lumière ». La double complexité ici reconnaissable permet d’identifier les caractéristiques les plus évidentes du discours mythique, le récit d’un mythe ayant pour syntaxe fondamentale le paradoxe et consistant “à asserter alternativement comme vrais les deux termes contraires”93 de l’univers mythique dans lequel s’inscrit ce discours symbolique. Ainsi, les premiers sens du texte ou de l’œuvre qui ont permis de l’instaurer comme objet et comme signe anthropologiques doivent être lus à un autre niveau, et reconnus comme structures de signification symboliques. Le récit paradoxal auquel aboutit la synthèse des approches n’est autre qu’un structure symbolique et mythique dont la nature anthropologique ne peut rester longtemps inaperçue. Cette nature anthropologie du récit mythique peut-être référée d’une part au système culturel dans ce qu’il a de relatif (en l’occurrence le système culturel judéo-chrétien) et dans ce qu’il a d’universel (soit la manifestation de traits que ce système partage avec d’autres systèmes culturels connus.)

A travers cette recherche dont certains aspects du cheminement peuvent être reconduits dans l’apprentissage, il est apparu qu’existe, malgré les oppositions ou les réticences de certains théoriciens, un système unifié au-delà et à partir des signes et des significations que ces approches mettent en valeur, chacune visant à affirmer le bien-fondé de sa démarche en fonction de l’objet qu’elle étudie et des présupposés théoriques qui sont les siens. Si le livre est d’abord reconnu comme objet matériel, il apparaît très vite non réductible à cet objet, compte tenu des multiples approches dont il est susceptible.

Pourtant ces différentes approches utilisées séparément n’aboutissent qu’à une connaissance partielle de l’objet, et ceci en dépit de la mise en œuvre d’une méthodologie quelquefois lourde et en dépit de la prétention qu’ont certaines approches à rendre compte du texte de façon exhaustive en procédant à une stricte démarcation des niveaux de saisie. Pour pallier le caractère réducteur de chaque approche et pour analyser le texte dans sa complexité, qui le caractérise, nous avons multiplié les approches. A travers cette pluralité de lectures réalisée, dans un premier temps en juxtaposition, est apparu, d’évidence, un ensemble de convergences repérables aux différents niveaux des approches, ceci sur deux plans distincts : celui du signifié ou des significations et celui du signifiant ou des signes. La réalité de ces convergences à ces deux niveaux et la présence des structures identiques aux différents niveaux de l’œuvre nous amènent à poser comme principe explicateur de l’œuvre et de sa lecture approfondie l’existence d’un système interne qui est à la fois mythe et paradoxe. Mythe, si l’on considère que ce récit a, comme tout mythe, un aspect structuré (ce que le deuxième niveau de lecture, dans chacune des approches, peut mettre en évidence), mythe si l’on considère que ce récit a un caractère paradoxal.

Ce système interne, à la fois mythe et paradoxe, et qui génère un récit composé d’éléments eux-mêmes organisés, aux différents niveaux de saisie et d’interprétation, selon un même modèle structurel d’opposition ou de paradoxe, est à ce point primordial et transversal, qu’il se révèle à l’égal du mythe fondateur, comme le principe du texte, et comme le fondement qui structure l’identité culturelle de l’auteur. En effet, les différentes identités relatives, qu’une multiplicité d’approches permet d’élaborer et de cerner, ne sont pas irréductibles les uns aux autres. Les convergences qui se manifestent entre elles permettent de découvrir l’œuvre comme le produit cohérent des relations que forment, dans la personne même de l’auteur, ces différentes identités relatives entre elles et par rapport au mythe fondateur qui les structure.

Nous appelons système interne de l’œuvre et de sa lecture la relation fondamentale dont les éléments sont plus ou moins perceptibles et qui génère et conditionne l’œuvre, ses structures et ses signes producteurs de significations aux différents niveaux du texte. L’existence de cette relation n’est perceptible dans les différents niveaux de l’œuvre, à travers un ensemble d’indices ou d’indicateurs, qu’à partir d’une mise en relation des différentes approches, c’est-à-dire des champs anthropologiques que ces approches recouvrent et des identités relatives que chacune d’entre elles, en fonction de sa conception théorique du texte et de ses présupposés, est en mesure de construire dans l’acte de lecture.

Une telle lecture, dans la mesure où elle parvient à dépasser la succession des approches et de leurs significations, dans la mesure où elle fait du texte un signe complexe, voire un symbole ou un mythe, est une lecture anthropologique du texte.

Cette démarche de lecture, en faisant apparaître la complexité de l’objet textuel, complexité qui tient à sa nature même d’objet anthropologique oblige à travailler dans la perspective d’une pensée complexe chère à Edgar Morin 9 4. Cette démarche, rationnellement rigoureuse, est de nature à développer chez l’élève une maîtrise de la pensée complexe, sans oublier les autres effets qui feront l’objet des chapitres suivants.

Notes
8.

7 Voir en particulier la définition d’E. Taylor dans The primitive culture, London, John Murray, 1871 : La culture ou la civilisation, c’est cet ensemble complexe qui comprend le savoir, les croyances, l’art, l’éthique, les lois, les coutumes et toute autre aptitude ou habitude acquise par l’homme comme membre d’une société ».

8.

8 Levi-Strauss (Claude), Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958, p. 78.

8.

9 Ricoeur (Paul), Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, 1986, p. 153.

9.

0 Greimas (Algirdas-Julien) et Courtès (Joseph), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article « Universaux », Paris, Hachette, 1979, (1993), p. 353.

9.

1 Ricoeur (Paul), op. cit., p. 159.

9.

2 Ricoeur (Paul), Le conflit des interprétations, essais d’herméneutique, Paris, Le Seuil, 1969, p. 285.

9.

3 Greimas et Courtès, op. cit., p. 241.

9.

4 Cf. en particulier son Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF éditeur, 1990.