9.3.2. La lecture anthropologique est une morphogénèse.

Le savoir construit par le lecteur anthropologique "ne peut se limiter à une reprise des classifications propres aux systèmes étudiés. Il doit rendre compte de celles-ci à l'aide d'une théorie génétique autant que structurale".12 Cette lecture qui identifie, dans le paradoxe, genèse et conflit et y voit "le fondement des structures syntaxiques des langues humaines"13 et des autres formes sociales et culturelles, permet de développer chez le lecteur une intelligibilité qui lui fait ressaisir" de l'intérieur la procession des structures et la genèse du sens"14.

Une telle intelligibilité, qui nécessite « la concentration du non-local en une structure locale »15 se réalise, au-delà de la pluralité et à partir des régularités convergentes, comme un point singulier, central et paradoxal, qui est au principe dynamique de l'oeuvre et de la production de l'oeuvre et qui constitue le dynamisme par lequel se trouve reconstruit par déploiement "toute l'information intrinsèque renfermée dans une singularité" où il y a "concentration en un point d'une forme globale"16. La lecture anthropologique n'est pas sans rappeler le modèle morphogénétique de René Thom, notamment lorsqu'elle met au coeur de l'oeuvre, de la culture qui porte cette oeuvre et de l'auteur qui l'a produite, le mythe qui raconte "le déploiement d'un monde différencié à partir d'un centre organisateur indifférencié"17.

Ce modèle morphogénétique permet, du reste, de décrire le processus qui est en jeu dans la lecture anthropologique elle-même aboutissant, à partir d'une identité culturelle, aux formes différenciées que sont les différentes identités relatives qui la constituent partiellement. S'il est vrai que les mythes sont bien des récits d'origine, l'écriture doit, dès lors, être définie ou conçue comme une réactualisation de cette genèse primordiale et la lecture elle-même, comprise comme anthropologie morphogénétique, devient un acte qui commémore et régénère, en les réactualisant, ces rituels que sont le mythe et sa réécriture.

Ainsi la lecture anthropologique est-elle élucidation, dans l'oeuvre littéraire, de l'ensemble des traits qui fait figure de modèle réduit de la culture et qui est érigé, dans le cadre singulier d'une culture donnée, "en clef de voûte de toute l'organisation sociale"18.

En découvrant que la production de l'oeuvre est une production de structures et de formes à partir d'un modèle culturel et que cette morphogenèse se conforme à des principes de régulation, la lecture anthropologique aide au discernement des contraintes internes qui agissent sur la production des oeuvres et contribue à une bonne description des conditions de leur élaboration et de leur déploiement à partir du mythe culturel qui les organise. Cette lecture peut également fournir, à partir de son application à des oeuvres relevant d'aires culturelles différentes, un catalogue des formes culturellement et structurellement stables qui rejoint la démarche d'anthropologie générale.

Notes
1.

2 Girard (René), La route antique des hommes pervers, Paris, Grasset, 1985, p.159.

1.

3 Scubla (Lucien), art. « Vers une anthropologie morphogénétique », in Débats, Paris, décembre - janvier 94, p.103.

1.

4 Ibid.

1.

5 Thom (René), Modèles mathématiques de la morphogenèse, Paris, Christian Bourgois, 1980, p.116 et Paraboles et catastrophes, Paris, bibl. Flammarion, 1983, p.91.

1.

6 Scubla, op., cit., p.109.

1.

7 Ibid., p.113.

1.

8 Dilthey (Wilhelm), "Origines et développement de l'herméneutique", dans Le monde de l'esprit, T.I, Paris, Aubier, 1947.