11.1.1. La lecture anthropologique est une herméneutique parce qu'elle considère que lire, c'est comprendre, c'est interpréter et dire le sens.

Nous pouvons citer à nouveau Paul Ricoeur, qui dans le conflit des interprétations, affirme : "il y a d'abord l'être au monde, puis le comprendre, puis l'interpréter, puis le dire  0  : Une telle affirmation qui montre comme on advient l'interprétation peut être appliquée à la lecture de l'oeuvre littéraire, comme du reste à l'écriture de celle-ci et au compte-rendu que le lecteur en fait.

Il reste que l'herméneutique a souvent souligné la part laissé à l'intuition ou à l'anticipation du sens dans la compréhension d'un texte par le sujet-lecteur". L'anticipation du sens qui vise le tout devient, pour Gadamer, compréhension explicite dans la mesure où les éléments qui se déterminent à partir de tout le déterminent en retour;" 0 . Se trouve posée la question des conditions d'une élaboration de ces capacités d'intuition ou d'anticipation. Doit-on s'en remettre à l'innéisme ou postuler, comme le fait Umberto Eco, l'existence d'un lecteur-modèle ? Nous préférons considérer, quant à nous, que l'acte qui consiste pour l'élève-lecteur à élaborer des stratégies interprétatives, c'est-à-dire de développer des capacités de coopération textuelle, pour reprendre la formule d'Umberto Eco, que cet acte peut donc se construire dans un apprentissage. Ainsi la compréhension d'un texte a quelque à voir avec une situation de dialogue : "tout comme quelqu'un s'explique et s'entend avec son interlocuteur sur quelque chose, l'interprête lui-même comprend ce que lui dit le texte" 0 . Malgré les réticences exprimées par Paul Ricoeur, qui affirme dans Qu'est-ce-qu'un texte 0 , que "l'écrivain ne répond pas au lecteur, que le livre sépare en deux versants l'acte d'écrire et l'acte de lire qui ne communiquent pas, le lecteur est absent à l'écriture, l'écrivain est absent à la lecture" et qui ajoute même que "le texte produit ainsi une double occulation du lecteur et de l'écrivain", nous pensons, quant à nous, que, malgré cette double occulation, le lecteur pratiquant la lecture anthropologique peut entrer en relation dialogique avec l'oeuvre écrite et son auteur. Ce rapport peut être progressivement construit, et donc appris, par un contact qui amène des échanges entre les différentes identités relatives du sujet-lecteur et celles exprimées dans l'oeuvre par le sujet-auteur.

Pour nous, l'acte de lecture, dès que lui est reconnu sa nature d'acte de compréhension, non seulement n'exclut pas l'interprétation, mais l'exige à double titre. La première raison en est que l'oeuvre ne s'offre pas de façon immédiate à une intelligibilité complète et ne s'y refuse pas, puisqu'elle est écrite, fixée, formulée et qu'elle n'est pas restée au niveau de la simple intention. L'oeuvre s'offre aussi au risque de la lecture. La deuxième raison en est que l'oeuvre se situe dans un processus global de transmission et que de ce fait elle s'offre comme objet éventuel d'apprentissage et d'initiation, c'est-à-dire de support médiateur ou d'aide à une triple intelligibilité, celle du texte, celle du lecteur, celle du monde ou de la culture. "La compréhension de soi passe par le détour de la compréhension des signes de culture dans lesquels le soi se documente et se forme ; de l'autre, la compréhension du texte n'est pas à elle-même sa fin, elle médiatise le rapport à soi d'un sujet qui ne trouve pas dans le court circuit de la réflexion immédiate le sens de sa propre vie." 0

Aussi nous définissons l'interprétation comme "l'art de comprendre appliqué" aux textes et donc comme la mobilisation par le lecteur des connaissances et des méthodes parcourues dans les chapitres précédents, mais nécessairement comme l'acte de reformulation c'est-à-dire d'appropriation au sens du texte. "Le texte avait seulement un sens, c'est-à-dire des relations internes, une structure : il a maintenant une signification, c'est-à-dire une effectuation dans le discours propre du sujet lisant".

Notes
0.

Ricoeur (Paul), Le conflit des interprétations, Paris, Le Seuil, 1969, p.261.

0.

Gadamer (Hans Georg), Vérité et méthode, Paris, Le Seuil, 1969, P.261.

0.

Gadamer (Hans Georg), ibidem

0.

Ricoeur (Paul), "Qu'est-ce_qu'un texte?" in Du texte à l'action, Paris, Gallimard, 1986, P.139.

0.

Ibid. p.152.