12.1.6. L’approche mythocritique permet au lecteur de clarifier sa connaissance des symboles et des mythes et de penser sa relation au symbolique.

En appliquant à l’oeuvre littéraire les démarches et les vues avancées dans les travaux de C.C. Jung, de G. Bachelard et de M. Eliade, et en utilisant sur cette oeuvre la méthode mythocritique élaborée autour de G. Durand 0 , l’élève va pouvoir assigner à l’oeuvre une autre origine, celle d’un imaginaire collectif commun à un système culturel. Découvrant par là l’oeuvre comme une recréation ou comme une reformulation d’un ou de plusieurs mythes fondamentaux relatifs à une culture donnée, ce qui n’enlève rien à la portée éventuellement plus générale de ce mythe, le jeune lecteur peut ainsi identifier, dans l’oeuvre lue, une représentation symbolique de la condition humaine et la trace d’un rapport au monde plus ou moins intemporel. Au fur et à mesure que s’amplifie et que s’approfondit sa connaissance des symboles et des mythes, il prend progressivement conscience de l’importance de la pensée symbolique. Celle-ci ne lui apparaît plus comme le domaine exclusif de l’homme « primitif », c’est-à-dire comme l’envers de sa prétendue inaptitude à la pensée abstraite, ni dans notre société, comme le domaine réservé au poète ou à l’enfant. La pensée symbolique ou mythique devient, aux yeux du jeune lecteur, une réalité «consubstantielle à l’être humain» 0 .

Convaincu, ainsi que l’est M. Eliade, que « les images, les symboles, les mythes [...] répondent à une nécessité et remplissent une fonction : mettre à nu les plus secrètes modalités de l’être » 0 , l’élève est capable, dès lors, de reconnaître un mythe à ce que certaines situations symboliques, discernables à divers traits ou à diverses figures spécifiques, ont aussi pour objet de dire ou de redire les interrogations essentielles et éternelles liées à la condition humaine. En effet, ainsi que l’affirme G. Durand, « le jeu mythologique, au nombre de cartes limité, est inlassablement redistribué, et, depuis des millénaires au moins, l’espèce Homo Sapiens a pu espérer et survivre à cause de cette  « rêverie » continue dans laquelle [...] se transmet l’héritage mythique » 0 . Appliquant ainsi la démarche mythocritique au Père Goriot de Balzac, l’élève aura tôt fait de reconnaître dans les décors, dans les personnages et dans les situations de l’intrigue romanesque une dimension allégorique et mythique. Goriot, ainsi que l’auteur l’affirme lui-même, y fait figure de « Christ de la Paternité » 0 . Quand à Vautrin, « sous le couvert des tilleuls, sur la montagne Sainte-Geneviève, [il] est, près de Rastignac, le Satan de la Tentation sur la montagne » 0 .

Une telle interprétation ne peut que confirmer l’élève dans sa conviction que, même si les mythes sont habituellement et légitimement présentés comme des récits sans auteur, Denis de Rougemont voyant même dans cet anonymat le premier critère de reconnaissance du mythe 0 , l’oeuvre littéraire d’un auteur connu se définit, par bien de ses aspects qui sont assimilables aux « aspects du mythe », comme une expression privilégiée de la pensée symbolique et mythique. Que dire , dès lors, de la lecture de l’oeuvre littéraire, de ses interprétations et du discours commentatif auquel cette lecture donne lieu ? Le discours produit par le lecteur n’est-il pas, en effet, non seulement, l’expression de ses connaissances personnelles en matière de symboles et de mythes, mais aussi la production de son être symbolique et de sa culture ?

Ainsi, nous n’avons retenu, pour les différentes approches, que les seuls éléments qui paraissent influencer spécifiquement le lecteur et faire de sa lecture une lecture orientée. Ces différentes approches, comme on a pu le voir, ne construisent pas seulement, à partir des modalités spécifiques de leur démarche et de leur présupposés qui sont les leurs, différents objets textuels. Elles tendent à construire différents lecteurs. Il serait aisé de démontrer comment la réception de l’oeuvre est conditionnée par les modalités, par l’horizon d’attente du récepteur. On peut supposer, en effet, que chaque mode de lecture sollicite un « horizon d’attente » du récepteur, et donc un récepteur particulier, ce qui ne signifie pas, pour autant, que le discours produit par ce récepteur, à l’occasion d’une approche donnée, soit réductible aux attendus de cette approche. Le lecteur, en dépit de ses efforts d’analyse, demeure « cet être indivisible, pondérable mais insécable » 0 dont parlait Marcel Mauss.

Notes
0.

Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Introduction à une archétypologie générale , Paris, Dunod, 1992, (Bordas, 1969 pour la 1ère édition). Voir aussi, du même auteur, Figures mythiques et visages de l’oeuvre. De la mytho-critique à la mythanalyse , Paris, Dunod, 1992.

0.

Eliade (Micea), Images et symboles , Paris, Gallimard, 1980 (coll. Tel), p.13.

0.

Ibid., pp. 13-14.

0.

Durand (Gilbert), Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés , Paris, Albin Michel, 1996, p. 44.

0.

Balzac (Honoré de), Le père Goriot , La Comédie humaine, tome III, Biblio. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1976, p. 231.

0.

Fontassier (Rose), Introduction au Père Goriot, op.cit., p. 33.

0.

Rougemont (Denis de), L’amour et l’Occident, Paris, Plon, 1972, (coll. 10/18) p.19.

0.

Mauss (Marcel), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 304.