12.2.2. La lecture anthropologique, par nature complexe, contribue à développer, chez le lecteur, une pensée complexe et la conscience de la complexité de son être.

Sans revenir sur ce qui a déjà fait l'objet de développements conséquents, quand on analyse les programmes officiels, et notamment, dans la dernière période, les Instructions qui fixent les conditions de l'enseignement du Français ou des Lettres en Lycée, on ne peut qu’être étonné de constater la faible part accordée aux objets ou aux méthodes aptes à développer une pensée complexe. On a trop souvent ignoré que pour avancer dans une formation à la pensée complexe, il était nécessaire de resituer cette formation dans une anthropologie générale, ce dont E. Morin ne s'était pas dispensé.

Si l'on veut développer une transversalité des savoirs et des méthodes, c'est, en effet, dans le champs des disciplines qu'il convient d'aborder la question, et ceci à partir d'une maîtrise des épistémologies propres. Une telle formation suppose, en outre, que soit restituée explicitement la dimension anthropologique des savoirs et des objets du savoir. La lecture anthropologique préconisée ici, dans la mesure où elle s'attache à un objet complexe, l'oeuvre littéraire, et dans la mesure où elle permet au lecteur de reconstituer, par l'analyse de cet objet, son statut complexe de fait anthropologique, peut être définie, sans abus de langage, comme une démarche complexe et comme une démarche appelant la pensée à se déployer dans la complexité. Le déploiement de cette complexité qui touche à l'acte même de lecture et, par voie de conséquence, à la nature même de la formation, s'opère dans la prise en compte d'une réalité dont la complexité ne peut être réduite sans dommage à une unité factice, ni davantage à une déconstruction ou à une simple juxtaposition d'approches qui s'opposeraient entre elles et neutraliseraient leurs effets et leurs sens.

La lecture anthropologique de l'oeuvre littéraire devient, par cela même, l'occasion pour l'apprenant d'acquérir une démarche qui est bien celle de la pensée complexe. Mais ce développement de la pensée complexe, que rend possible une expérience de la multidimensionnalité de l'oeuvre littéraire approchée, expérience qui s'exerce dans une prise en compte incessante de la transversalité des signes et des significations et de leurs relations significatives, suppose que soient clarifiés avec l'élève les principaux enjeux d'une telle formation, et que soient précisées , en particulier, les exigences d'un apprentissage de la pensée complexe. A cette condition, la complexité des procédures de description n'est plus un obstacle, mais peut, inversement, constituer pour le jeune lecteur une manière d'exercer consciemment "le développement et le contrôle de [ses] actes intérieurs", pour reprendre les mots de P. Valéry.

Cette même démarche qui va jusqu'à l'acquisition d'un "art de penser" exige, cela va sans dire, une expérimentation progressive et méthodique de la complexité. Ajoutons qu'une telle expérimentation qui développe, dans le même temps, une prise de conscience de la complexité de l'objet littéraire et de la complexité de la culture, qui est au principe de son élaboration, est fondamentale, puisqu'elle met en oeuvre un dispositif qui articule l'acquisition "interpsychologique" ou interpersonnelle, (nous entendons les relations entre les divers identités relatives du sujet lecteur) et l'acquisition "intrapsychologique" ou intrapersonnelle (nous entendons l'intériorisation ou l'intégration par le sujet-lecteur des diverses identités relatives dans une même entité personnelle). Cette expérimentation est également fondatrice puisqu'elle a le mérite de conscientiser chez les élèves ce double processus d'acquisition.