12.3.2. Le discours produit par le lecteur qui formule les structures personnelles et culturelles identifiées dans l'oeuvre dans les formes d'un paradoxe permet à celui-ci de construire sa personnalité sur le modèle de la complexité et du paradoxe.

Par la formation à la complexité et par une familiarisation avec le paradoxe, exercées lors de l'acte de la lecture, l'élève apprend à intégrer progressivement le modèle fondateur de la culture à laquelle il appartient ou à laquelle il est invité à prendre part. C'est ainsi que le jeune lecteur du roman de Balzac, Le Père Goriot, en découvrant la relation entre le paradoxe inscrit au coeur de l'oeuvre et le paradoxe inscrit au cœur 0 du système culturel qui a environné la production de l'œuvre, est en mesure de déceler les caractéristiques et la prégnance d’un système culturel que seule une analyse approfondie de l’œuvre et celles d’autres œuvres qui suivront permettent de mettre à jour.

Ce lecteur pourra, alors, tenir un discours sur l'oeuvre lue et sur la culture qui l’a produite, discours qui se définit lui-même comme celui d'un être de culture. Un tel discours consistant à lire l'oeuvre comme une production culturelle au sens fort du terme fait la preuve chez le jeune lecteur d'une culture qui, sans être dénuée de rapport avec la culture prise au sens classique et humaniste du mot, la transcende et fait de la personne du lecteur un être culturellement aussi accompli que possible, riche de la découverte et de l'ampleur des composantes de la culture et de sa culture.

La découverte du mythe fondateur de la culture présent au coeur de l'oeuvre littéraire et au coeur de la culture devient ainsi processus de formation pour l'élève 0 . C'est en effet, à partir des démarches propres à la discipline littéraire que peuvent se construire une telle reconnaissance et une telle formation par le mythe. Cela dit, l'éducation par le mythe a ses limites qui sont celles du mythe lui-même. Ce dernier, dans son élaboration, nous l'avons vu, se veut récit achevé et scellé. Structuré et chargé d'un sens symbolique fort, il est censé répondre au besoin d'explication de l'individu. Et il risque, de ce fait, d'enfermer celui qui y adhère sans distance, ou qui découvre sa réalité absolue sans préparation préalable, sans formation progressive, ou sans approfondissement de la réflexion. Le mythe peut se présenter comme un absolu qui a réponse à tout et peut contenir en germe beaucoup de dangers et de dérives qui ont nom intégrismes, fondamentalismes et totalitarismes idéologiques... Et ce n'est pourtant pas ce que recherche l'éducation par le mythe. Face à de telles dérives, il est donc à propos de pousser plus loin la réflexion.

Devant de tels risques, il convient de réfléchir avec l'élève sur les acquis des démarches antérieures. Si, au départ, le mythe a pu être tenu à distance par le jeune lecteur, dans l'atmosphère positiviste et scientifique qui domine notre temps et pousse à l'élimination et à la péremption du mythe, celui-ci finit par se découvrir à lui comme une réalité incontournable, contenant une explication essentielle et plénière de l'expérience humaine et du monde. Cet intérêt pour le mythe n'a pu qu'être renforcé par la démarche de formation évoquée précédemment, puisqu'elle tend à la rationalité, puisqu'elle fait découvrir le fonctionnement du mythe et ses fonctions. De ce point de vue, la progression et les perspectives retenues sont proches de ce que Bultmann appelait "démythologisation" dans sa conférence de 1941 :  " Neues Testament und Mythologie" 0 .

La première démarche appliquée à l'oeuvre et au mythe, et mettant en oeuvre des méthodes de lecture rationnelles, n'est-elle pas une première démythologisation tendant à ne faire du mythe qu'une histoire proprement humaine ? La deuxième étape, qui répond à la nécessité de rendre compte de la signification profonde de l'oeuvre et du mythe à travers l'objectivation de leur système et de leur principe fondamental, n'est-elle pas une deuxième "démythologisation" tendant à voir dans le mythe une compréhension globale de l'existence humaine et du monde dans la mise en évidence de leur fondement et de leurs limites ? A un troisième niveau, c'est enfin la découverte du caractère paradoxal du principe fondateur de notre système culturel.

C'est ainsi que, de façon récurrente, dans l'analyse de l'oeuvre de Gracq, est apparue la nécessité de rendre compte du système interne par une formule paradoxale, telle que le "tragique neutralisant l'épique"., « ce qui est éclairé porte une ombre » et [l’ombre porte une lumière]. Un tel paradoxe rejoint bien la conclusion à laquelle Bultmann aboutit à propos du principe fondateur du Nouveau Testament :un Christ tout à la fois rédempteur et crucifié, tout à la fois Sauveur et Victime... Tout se passe comme si l'homme était invité, à travers ce récit mythique fondateur, "à renoncer à toute sécurité qu'il s'est lui-même assurée" 0 . Dans ce sens, le retrait de Perceval qui renonce à la mission qu'il s'était donné, qui refuse d'achever le parcours en discours et de conquérir la sécurité que lui donnerait la fonction de roi de Montsalvage, laisserait entendre que Julien Gracq lui-même, dans cette pièce écrite en 1943, invite à lire, dans le mythe fondateur, les significations essentielles signalées par Bultmann et à voir, dans la « démission » de Perceval, préférant la quête à la conquête, l’attitude humaine par excellence. A travers le constat que peut faire l'élève de l'identité des traits culturels d'oeuvres éloignées dans le temps et de la présence réitérée d'un même paradoxe, il s'accoutume à la complexité du paradoxe et à la fonction fondatrice, vitale et dynamique de la paradoxalité du mythe.

Ainsi, de même que la juxtaposition des démarches ne rend pas compte de l'objet textuel dans sa complexité de phénomène, de même, la juxtaposition de ces approches qui, chacune prise isolément, construit son propre lecteur ou hypertrophie une partie du lecteur, ne suffit pas à construire l'identité personnelle de celui-ci dans la complexité, laissant la place à des lacunes que personne n'osera désigner comme une émergence positive d'irrationalité. Prenant en compte la réalité de l'objet littéraire, la lecture anthropologique permet de dépasser la partialité et la particularité des lectures et facilite l'élaboration et la structuration du discours du lecteur à propos de cet objet.

Cette lecture anthropologique, dans sa complexité, donne la possibilité au lecteur de se construire comme un être complexe, en tenant compte de la complexité du phénomène humain. En lui donnant les moyens de lire le texte littéraire comme une production culturelle et d'y déceler l'inscription du mythe fondateur d'une culture, la lecture anthropologique permet au lecteur de se construire dans son discours, comme être de culture, conscient de ce qu'est la complexité d'une culture.

Loin d'être une lecture réductrice et enfermante, la lecture anthropologique, s'ouvre sur la découverte du paradoxe au coeur de l'oeuvre, au coeur du système culturel, comme modèle d'élaboration et de formation personnelles. Cette démarche de lecture nécessite que soient revisités, et le rôle et la formation des enseignants, si l'on veut que soient véritablement pris en compte les contraintes et les enjeux de la lecture et si l'on veut que celle-ci devienne cette activité culturelle, au sens plein du terme, que la nature du texte exige et que les situations éducatives rendent plus que jamais nécessaire. Tout en étant peu facile à mettre en oeuvre, ce modèle éducatif est le seul qui tienne à distance les dérives repérées plus haut. Apprenant, en effet à intégrer progressivement le modèle culturel, fondateur, irréductible à une unité simplificatrice, l'élève développe sa conscience d'appartenir à une culture et se construit sur le modèle de la complexité du paradoxe. Un tel développement nécessite que soient prises en compte la dimension religieuse du mythe et la dimension de l'altérité.

Notes
0.

A propos de l'influence du Christianisme sur l'oeuvre de Balzac, on pourra consulter l' "Avant-Propos" de la Comédie humaine.

0.

Nous avons eu l'occasion de développer plus amplement cette question au cours du Colloque de Bitche (avril 93), reprise dans Cahiers pratiques de psychologie en milieu éducatif (revue de l'Association Française des Psychologues scolaires), n°1 : "L'éducation par le mythe dans l'enseignement du Français".

0.

Voir l'oeuvre de Rudolf Butmann, en particulier Jésus, Mythologie et démythologisation, préface de Paul Ricoeur, Paris, 1968.

0.

Ibid.