Chapitre 13. La lecture anthropologique permet au lecteur de découvrir la dimension religieuse des productions littéraires et culturelles

« Il n’est pas vrai que le mythe et la religion soient tout à fait incohérents ; ils ne sont dénués ni de sens ni de raison… »
Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, Paris, Ed. de Minuit, 1975.

Une des conséquences de la lecture anthropologique et de la reconnaissance du fait littéraire comme réalité culturelle, c'est que s'impose la complexité de l'oeuvre littéraire. Une telle complexité, que la littérature tire, dans une large mesure, de celle du système culturel et du mythe qui est à son principe, ne peut être élucidée dans l'acte de la lecture et dans son apprentissage, sans que soient développées les connaissances culturelles des élèves et leur compréhension du fait religieux dans et par la littérature. S'il est vrai, en effet, qu'un système culturel et son mythe fondateur structurent l'univers imaginaire des productions littéraires, s'il est vrai qu'ils leur donnent forme et sens, s'il est vrai que les oeuvres littéraires portent en elles la marque de ce système culturel où le religieux a sa part, comprendre ces oeuvres nécessite non seulement un ensemble de savoirs liés à ce qu'est une culture, mais aussi une intelligence du religieux, sans laquelle les oeuvres littéraires deviennent elles-mêmes inintelligibles. Aussi importe-t-il que la démarche anthropologique permette aux élèves, tout en utilisant les ressources propres à la discipline littéraire, d'approfondir leur lecture des oeuvres, d'y découvrir la présence du mythe et d'accéder à une compréhension anthropologique de ce mythe et du fait religieux auquel il est lié, ceci de façon raisonnée et en s'appuyant sur un certain nombre d'exemples suffisamment divers pour donner lieu et prise à une généralisation et à une saisie des "dimensions religieuses des cultures" pour reprendre les termes proposés par la Ligue de l'Enseignement 0 .

Une telle orientation, qui n'était pas prévue initialement dans les étapes de notre recherche, puisque nous avions pris l'option d'éviter d'aborder le domaine religieux, pour rester dans une démarche strictement disciplinaire qui n'apparût pas marquée par l'origine de nos insertions institutionnelles, s'est en définitive imposée à nous par la force des faits. Cette démarche ou cette attitude nous est progressivement apparue d’autant plus indispensable que, s’affirmant comme une nécessité interne à la lecture anthropologique, elle s’est offerte comme réponse à des attentes, voire à des exigences externes. Une lecture anthropologique digne de ce nom ne peut, en effet, longtemps faire l'impasse sur l'élucidation du mythe et du fait religieux qui lui est lié. Mais une telle constatation qui s’est dès lors définitivement intégrée à nos travaux nous a rendus plus attentifs aux questions soulevées plus récemment, à partir de la pratique interculturelle, notamment par les spécialistes des problèmes sociétaux (sociologues, hommes politiques, théoriciens ou praticiens de l'éducation, hommes d'église...) faisant un constat accablant des multiples dérives liées à l'abstention, dans l'acte éducatif, d'une étude des aspects religieux de la culture 0 .

Si donc s'impose comme doublement nécessaire une ouverture de l'enseignement des disciplines, et spécialement de la discipline littéraire, à une "intelligibilité du religieux" 0 , s’impose également la prise en compte de certains principes de l’épistémologie, de l’éthique, et du respect de la laïcité, forme institutionnelle de l’état de droit. Qu'est-ce qui peut être légitimement enseigné à ce titre, dans une lecture des oeuvres littéraires, qui ne sacrifie en rien ni les principes d'une neutralité respectueuse des consciences, ni les besoins d'une explication approfondie de l'œuvre, ni les exigences éducatives d'une élucidation de "la religion comme système culturel" 0 ?

Qu'est-ce qui permet, tout en respectant scrupuleusement la nature du texte littéraire, d'affirmer son rapport au religieux et sa capacité à révéler les caractéristiques du fait religieux et la nature de l’influence de celui-ci sur les productions culturelles ? Dans quelle mesure la position d'un auteur à l'égard des systèmes religieux en général ou d'un système religieux en particulier, modifie-t-elle la perception de la nature anthropologique et culturelle de l'oeuvre que peut en avoir son lecteur et modifie-t-elle la saisie que lui-même peut avoir, à partir de cette oeuvre, du système culturel avec lequel l'oeuvre est en relation étroite ? Les méthodes préconisées pour une lecture anthropologique de l'oeuvre littéraire garantissent-elles à l'enseignant et à ses élèves une intelligibilité du fait religieux tel que l'oeuvre le rend lisible ? Les approches mises en oeuvre dans la lecture anthropologique rencontrent-elles, sur un sujet aussi délicat, et aussi ample, les savoirs construits à partir des autres disciplines et permettent-elles une perception anthropologique du fait religieux ?

Notes
0.

Bulletin de la Ligue de l'Enseignement.

0.

On peut, sur ce point, se référer, entre autres, au colloque "Forme et sens : la formation à la dimension religieuse du patrimoine culturel" qui s'est tenu à l'Ecole du Louvre à Paris, les 18 et 19 avril 96.

0.

Nous empruntons l'expression à Ph. Boutry et D. Julia qui ont fait de "L'intelligibilité du religieux dans la culture, "le programme d'un séminaire, au Centre d'anthropologie religieuse européenne, EHESS, pour l'année universitaire 95-96.

0.

Titre d'un article de l'anthropologue américain C. Geerts, in Bradbury (R. E.) et al , Essais d’anthropologie religieuse, Paris , Gallimard, 1972.