13.2. Essai de typologie des oeuvres de la modernité et des rapports au religieux qu'y entretiennent les auteurs.

Les oeuvres littéraires de la modernité francophone nous paraissent suffisamment diverses dans leurs références culturelles et dans leur rapport au religieux pour servir de corpus à l'observation. Dans cet ensemble, rares sont les oeuvres où la dimension religieuse soit tout à fait absente. Pour ne prendre dans cet ensemble que la seule référence culturelle chrétienne et en se limitant au seul dernier demi-siècle, il est possible de concevoir une typologie sommaire des différents rapports de la littérature au religieux.

Une première catégorie d'oeuvres littéraires correspondrait à celles dont la référence religieuse est tout à fait explicite. Telles sont les oeuvres d'auteurs comme Paul Claudel, Georges Bernanos, François Mauriac, Julien Green, Pierre Emmanuel, René Beletto, Patrice de La Tour du Pin... L'oeuvre théâtrale de Claudel est emblématique de cette position, où le héros, à l'image de Jeanne au Bûcher, revit dans son existence la passion du Christ et affirme une conception du monde et de la société caractéristique de la foi catholique, dans ses dimensions spirituelles aussi bien qu'incarnées. L'étude d'une telle oeuvre oblige l'enseignant et son élève, non seulement à prendre en compte les dimensions religieuses de la culture représentée dans l'œuvre, mais à s'intéresser aussi aux formes particulières du dogme et du rituel catholiques.

Une deuxième catégorie serait celle d'oeuvres qui, tout en adoptant de façon explicite une thématique religieuse, n'adhèrent pas pour autant aux croyances de la religion représentée ou évoquée. Cette position agnostique peut être illustrée par les oeuvres d'Henri de Montherlant, d'Albert Camus, de Jean-Paul Sartre, de J. Gracq, de Samuel Beckett, ou de Philippe Sollers. L'oeuvre romanesque et dramatique de Camus serait un bon exemple de l'attitude d'un auteur qui, sans donner son adhésion aux croyances religieuses du christianisme 0 , adopte ses valeurs et les fait incarner par ses héros : qu'il s'agisse de Kaliayev, refusant "d'être heureux dans la vie pour mieux se préparer au sacrifice" 0 , qu'il s'agisse de Rieux, bouleversé devant le spectacle de la souffrance humaine ou de Tarrou, cherchant à savoir "comment on devient un saint" 0 .

Un troisième ensemble, souvent le plus tonitruant et, en cela, le plus facilement repérable, est celui des auteurs qui parlent de la religion sur le ton de la dérision, de l'irrévérence ou du blasphème. Certains d'entre eux, comme Prévert, s'en prennent à l'organisation hiérarchique de l'institution religieuse, ou repèrent systématiquement les faiblesses humaines de cette organisation. D'autres, tel Boris Vian, contestent les prises de position politiques de l'Eglise : c'est ainsi que, dans Le goûter des généraux, se mêle au portrait-charge antimilitariste d'un général et de son Grand Quartier Général celui, tout aussi caricatural, de l'Archevêque de Paris, à qui l'auteur prête cette réplique qui définit, selon l’auteur, l'attitude de l'Eglise en cas de conflit : "Notre thèse c'est que la bonne cause doit triompher". Et au général de la Pétardière-Frénouillou lui demandant à quoi on reconnaît la bonne cause, cet archevêque de répondre : "A ce qu'elle triomphe, voyons !" 0

Une quatrième série d'auteurs correspond à ceux qui se détachent consciemment du religieux, mais chez qui se maintiennent, à leur insu, de façon quelquefois inconsciente, détournée ou indirecte, certaines représentations culturelles où le religieux a sa part. C'est le cas de Jean Genet qui, tout distant qu'il soit par rapport à la religion chrétienne, emprunte à l'Eglise catholique ses images et ses fastes liturgiques pour donner à son monde, par une sorte d'inversion du sacré, son ordre et sa splendeur, ses rituels et sa théologie" 0 . C'est aussi le cas d'André Malraux, dont les œuvres, exaltant les valeurs héroïques, semblent se détacher des valeurs chrétiennes, mais les retrouvent dans les moments culminants, comme le montrent les pages de La Condition Humaine décrivant le don que Katow fait de son cyanure à ses camarades dans des gestes qui rappellent ceux de la Cène : "il brisa le cyanure en deux" et "ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui" 0 .

Dans une cinquième catégorie figureraient enfin ceux qui ne se rattachent et ne peuvent être rattachés ni au christianisme ni aux autres religions connues de la francophonie et dont les oeuvres ne contiennent nulle référence directe ou indirecte au religieux. Telle pourrait se définir l'oeuvre publiée jusqu'alors par Jean-Marie Gustave Le Clézio.

Comme le montre l'essai de typologie ci-dessus, une grande diversité de rapports au religieux existe dans la modernité littéraire. Les problèmes que posaient naguère à l'enseignant de lettres la succession des siècles et les différences culturelles qui y sont liées se posent autrement, mais de façon non moins cruciale, à l'enseignant de Français aujourd'hui, qui se retrouve de plus confronté à une diversité synchronique des positions à l'égard du religieux. Faut-il nier cette diversité dans le temps et dans l'espace ou la considérer comme une réalité à intégrer dans le temps de la lecture ? Et, dans ce cas, quelles méthodologies et quelle démarche peut-on mettre en place pour respecter tout à la fois l'oeuvre et ses différentes dimensions, les intentions de son auteur, la nécessaire maîtrise de la discipline littéraire et la formation à l'autonomie du discernement de l'élève ? Assurément, se réfugier dans l'abstention sur une telle question ne serait, en l'occurrence, respectueux ni de l'élève, ni de l'oeuvre, ni de la discipline.

Notes
0.

On peut, en particulier, se référer aux "fragments d'un exposé fait au couvent des dominicains de Latour-Maubourg en 1948" insérés sous le titre L'incroyant et les chrétiens, dans Essais, Biblio. de Pléiade, Paris, Gallimard, 1965. pp. 371-375.

0.

Camus (Albert), Les justes in Théâtre, Récits, Nouvelles, Biblio. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1962. p. 391.

0.

Camus (Albert), La peste, dans Théâtre, Récits, Nouvelle, op. cit., p. 1427.

0.

Vian (Boris), Le goûter des généraux, in Théâtre 1 (collection 10/18) , Paris, Gallimard, 1965, pp. 276-277.

0.

Bonnefoy (C.), "Jean Genet" in Encyclopédia Universalis, Paris, 1980, Tome 7, p. 548.

0.

Malraux (André), La condition humaine, in Romans, Biblio. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1976, pp. 542-543.