13.3. Les enjeux d'une réception culturelle des oeuvres littéraires.

Les théories de la réception de l'oeuvre qui, à la suite de H. R. Jauss, mettent au centre de l'acte de lecture "la dimension de l'effet produit par une oeuvre et du sens que lui attribue un public" 0 font prendre conscience, dans l’acte de réception, de l'importance des références culturelles et de la part qu'y prend le religieux. Une telle conception rappelle en effet opportunément qu'un public et, à l'intérieur de ce public, les lecteurs font une expérience de la lecture nécessairement liée à "l'horizon d'attente" qui est le leur. S'il est vrai que cet horizon d'attente, constitué par l'ensemble des références et des représentations culturelles du lecteur, est le fond sur lequel vient s'inscrire la saisie qu’il a de l'oeuvre, comment une oeuvre culturelle où le religieux n'est pas absent sera-t-elle reçue par un lecteur ne disposant pas de codes de lecture adéquats ? Comment un jeune lecteur, abordant la scène du sacrifice de Katow dans La Condition humaine de Malraux pourrait-il avoir une perception correcte des valeurs en jeu dans cet acte, s'il n'a, comme seule référence, que l'exemple malheureux du suicide d'un camarade ? Pour comprendre, en effet, la portée du sacrifice de Katow, ne faut-il pas que l'enseignant et son élève lisent le geste du prisonnier comme un moyen de dépasser l'enfermement et le tragique qui l'accablent par un don effectif de sa vie et de sa mort, situation paradoxale qui ne peut être qu'éclairée et élevée au rang de mythe et de sacrifice par la référence christique ? Comme on le voit à travers cet exemple, la référence culturelle et religieuse et les connaissances qu'elle nécessite de la part du lecteur sont la condition nécessaire d'une lecture respectueuse du texte. Les conditions d'une réception appropriée permettent de mesurer la complexité de la tâche de l'enseignant de Lettres, qui va devoir choisir entre ce qui sera considéré par lui comme prérequis et ce que son élève va pouvoir acquérir à l'occasion de la lecture du texte 0 .

Qu'une oeuvre, quelle qu'elle soit, puisse être perçue par le lecteur à partir de ses références culturelles, quelles qu'elles soient, n'est pas sans poser un réel problème, lequel n'est pas seulement d'ordre pédagogique. Qu'en est-il, en effet, de la transmission culturelle dans un groupe social qui admettrait de telles ruptures dans la chaîne patrimoniale ? Mesure-t-on les conséquences d'une telle déperdition de la capacité commune de réception des oeuvres culturelles sur le lien social qui est aussi lien culturel ? Sans qu'il soit évidemment possible d'imputer l'origine de toutes les violences observables chez les jeunes aujourd'hui à des carences éducatives et en particulier à des dysfonctionnements dans la transmission des oeuvres et des modèles culturels, nul doute pourtant que, comme l'affirme T. Anatrella, "l'éducation, c'est-à-dire la transmission d'une culture, conditionne les structures profondes de la personnalité à qui elle fournit un irremplaçable système de valeurs-attitudes" 0 . Il suffirait que la transmission culturelle soit progressivement délaissée, que la société des adultes cesse, pour un temps, de communiquer aux jeunes des attitudes comportementales, des références culturelles, des savoirs qui conditionnent l'appropriation par ces jeunes de la culture à laquelle ils appartiennent, pour que se développe chez eux une véritable désorientation culturelle. "Ainsi donc, sans enracinement social et culturel, l'individu, et en particulier l'adolescent, se retrouve-t-il sans boussole et c'est sans doute pour cette raison que les autorités politiques, à la suite des actes de violence provoqués par des jeunes des banlieues, ont tenté de donner des solutions de type « animation socioculturelle »" 0 .

Comme on le voit, l'altération du lien culturel n'est pas seulement à l'origine d'une incompréhension des oeuvres culturelles, elle entraîne aussi à sa suite, une dégradation du lien social et une détérioration des structures de la personnalité. A cela s'ajoute une mise en cause des capacités du sujet à comprendre, à discerner, à accepter l'autre et l'altérité culturelle. Aussi l'enseignant de Lettres, conscient des enjeux d'une réception culturelle des oeuvres littéraires, doit-il s'efforcer de transmettre à son élève, quelle que soit l'appartenance culturelle de celui-ci et quelle que soit son attitude à l'égard du religieux, les savoirs et les savoir-faire qui lui permettront de lire l'oeuvre comme la production d'une culture qui peut être la sienne. Il ne s'agit, en aucun cas, de solliciter une adhésion à des croyances religieuses, mais il s'agit de reconnaître le fait religieux comme une réalité culturelle et comme le principe fondateur d'une symbolique dont dépendent, entre autres, et dans une large mesure, les oeuvres littéraires produites dans une certaine aire culturelle.

Si l'on veut bien admettre que l'attitude d'abstention en matière de transmission culturelle peut avoir les conséquences les plus indésirables, il reste que l'enseignant, qui doit assumer cette transmission, ne peut le faire sans adopter un certain nombre de principes déontologiques. Il convient en effet que, pour une lecture qui se veut aussi acte de transmission culturelle, soient respectés non seulement le texte littéraire et le rapport que son auteur entretient avec le religieux mais aussi le lecteur et son rapport particulier à la culture et au système symbolique et religieux dont l'oeuvre littéraire relève. S'il est vrai que "les oeuvres littéraires peuvent constituer une voie d'accès à des codes sociaux et à des modèles culturels dans la mesure où elles représentent des expressions langagières particulières de ces différents systèmes" 0 , nul doute que, comme nous l'avons affirmé plus haut, le lecteur va recevoir ces oeuvres à travers le crible de ses propres références et représentations culturelles. Respecter le lecteur et ses propres références culturelles consiste, en l'occurrence, à lui donner la possibilité de ne pas reconnaître comme sienne la culture qu'il identifie dans le texte. Il importe qu'un lecteur dont le milieu familial a d'autres attaches ou références culturelles que celles du texte puisse exercer librement son choix par rapport à la culture du texte, que sa lecture contribue à une prise de conscience de sa différence culturelle, ou qu'elle concoure à une transformation de cette identité culturelle. Il s'agit, pour reprendre les termes de A. Begag et A. Chaouite de lui permettre de "pouvoir se vivre comme créateur de sa propre identité à partir de ses choix et références" 0 . Si l'enseignant est amené à devoir gérer une certaine diversité des appartenances culturelles de ses élèves, il convient qu’il ne se réfugie pas dans une attitude de fausse neutralité, mais qu'il développe par sa propre attitude une éthique du respect des choix de chacun.

Toutefois, même si les situations peuvent être spécifiques et même si l'endoculturation qui "se réalise au cours de l'apprentissage par la transmission d'une génération à l'autre de traits culturels" 0 n'est pas l'acculturation qui "concerne en quelque sorte des individus déjà endoculturés", les réalités que ces termes recouvrent n'en ont pas moins bien des traits communs et n'en correspondent pas moins, dans l'acte de la lecture, à un même processus de transformation qui est d'abord un processus d'acquisition cognitive. La situation d'un élève enfant de migrants abordant en classe de Terminale l'oeuvre de Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, est-elle fondamentalement différente de celle de son camarade français dont la culture d'origine correspond à celle de l'auteur, mais qui n'en a pas une conscience très nette et pour qui le rapport au religieux est des plus distants 0 ? N'y a-t-il pas nécessité de développer pour l’un comme pour l’autre ses savoirs culturels ? N'y a-t-il pas nécessité, pour l'un comme pour l'autre, d'accéder à une certaine intelligibilité du religieux et du rapport entre le religieux et la culture, n'y a-t-il pas nécessité, pour l'un comme pour l'autre, d'identifier son appartenance culturelle et, sans se croire obligé de se soumettre ou de se conformer à cette appartenance, de s'ouvrir aux questions de sens que pose, en premier lieu, le texte et d'y apporter une réponse personnelle?

Aux écarts de culture, que l'on peut observer dans la synchronie et que nous avons rapprochés des différents rapports qu'une personne peut entretenir avec le religieux, s'ajoutent, dans le cas d'une oeuvre comme celle de Chrétien de Troyes, les écarts de culture qui s'inscrivent dans la diachronie. Peut-on lire aujourd'hui cette oeuvre comme la lisaient les contemporains de l'auteur, alors que "la modernité a transformé notre vie quotidienne et notre horizon culturel" 0 ? Nul doute que la distance qui nous sépare "du premier public" 0 , et de son horizon d'attente, nous place dans une situation d'altérité par rapport à l'oeuvre et à sa culture. Mais, contrairement à ce que l'on pourrait croire, cette distance temporelle et culturelle ne nous rend pas moins capables que les contemporains d'une aperception des motifs culturels ou des dimensions religieuses de l'oeuvre. Il se trouve même que l'éloignement dans le temps rend plus lisibles les traits culturels de l'oeuvre aux récepteurs, que nous sommes, qu'aux destinataires immédiats de Chrétien. L'interprétation du Chevalier de la Charrette qu'a proposée Jacques Ribard, même si elle rejoint la culture supposée des premiers lecteurs de l'oeuvre, n'aurait pu être formulée par eux, trop immergés qu'ils étaient dans cette culture pour que ses traits les plus caractéristiques leur apparussent d'une manière aussi explicite. Sans doute peut-on comprendre ainsi les réticences de certains médiévistes devant la formulation même d'une telle interprétation : "C'est l'histoire du salut de l'homme, de l'humanité que l'auteur nous invite à redécouvrir sous le voile transparent d'une «aventure» chevaleresque et courtoise" 0 . Cette interprétation, pour fondée qu'elle soit, n’en apparaît pas moins discutable aux yeux des médiévistes, dans le sens où l’auteur et son oeuvre s'y trouvent réduits à n'être que les propagateurs conscients et assurés d'une foi religieuse. Cette même interprétation gagnerait sans doute à être formulée dans les termes d'une lecture anthropologique, c'est à dire d'une lecture objective qui, au-delà et à partir des interprétations acquises par diverses approches, reconnaisse, aux différents niveaux structurels du texte, des archétypes culturels, tels que les figures antithétiques du Bien et du Mal, et qui interprète ces faits objectifs comme autant de signes d'une empreinte du christianisme et de sa symbolique. L'oeuvre peut, dès lors, être lue comme reformulant, au moins partiellement, le mythe fondateur de notre culture, dans la vision que pouvait en avoir la chrétienté médiévale.

Notes
0.

Jauss (Hans Robert), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 44.

0.

Une telle question est abordée plus en détail dans la suite de ce chapitre à l'occasion d'une lecture d'un extrait de la pièce de J. Gracq.

0.

Anatrella (Tony), Non à la société dépressive, Paris, Flammarion, (collection Champs), 1995, p. 48.

0.

Ibid., pp. 48 - 49.

0.

Collés (Luc), Littérature comparée et reconnaissance interculturelle, Bruxelles, De Boeck/Duculot, 1994, p. 17.

0.

Begag (Azoug.) et Chaouite (A.), Ecarts d'identité, Paris, Seuil, Points/Points Virgule, 1990, p. 48.

0.

Abdallah - Pretceille (Martine), Vers une pédagogie interculturelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 56.

0.

Voir, à ce sujet, L'Actualité religieuse dans le Monde n° 122/15 mai 1994 : "Les français et leurs croyances", pp. 40-43.

0.

Poulat (Emile), "Catholicisme et modernité", in Concilium n° 244/1992 : « La modernité en débat », p. 30.

0.

Jauss (Hans Robert), op. cit., p.49.

0.

Ribard (Jacques), Chrétien de Troyes, Le chevalier à la charrette, Essai d'interprétation symbolique d'un texte médiéval, Paris, Nizet, 1972, p. 22.