13.4. Les méthodes du texte et la lecture anthropologique comme réponse à ces enjeux culturels et comme reconnaissance de la place du religieux dans toute culture.

Si l'on veut répondre aux enjeux culturels d'une lecture de l'oeuvre littéraire, il s'agit tout d'abord de reconnaître que sont culturelles, non seulement l'oeuvre littéraire, mais aussi sa réception. Pour donner au texte les caractères d'une lisibilité culturelle et à sa lecture les moyens d'une intelligibilité de la culture et du religieux lisibles dans le texte, il faut en premier lieu que l'enseignant de lettres assigne comme objectif à cette lecture la perspective d'une élucidation du caractère culturel et symbolique de l'oeuvre lue. Il faut ensuite qu'il fasse le choix d'une démarche de lecture. Peut l'aider dans cette tâche, la méthode de lecture anthropologique, dans la mesure où cette lecture n’exclut pas, a priori, la présence du fait religieux dans l'oeuvre étudiée. Sans qu'il soit nécessaire de répéter ici les différentes approches mises en oeuvre dans cette lecture, rappelons seulement que leurs procédures méthodologiques rigoureuses ont pour effet d'élaborer l'objet textuel à partir de l'oeuvre, de ses formes spécifiques et des structures particulières qui sont les siennes. Cette lecture ne peut donc que respecter la nature même de l'œuvre, y compris sa nature anthropologique, culturelle, voire religieuse. Par suite, la perception de la dimension symbolique ou religieuse du texte et son élucidation ne relèvent pas d'autres procédures méthodologiques. L'on observe, en effet, que les approches textuelles utilisées habituellement pour les oeuvres littéraires profanes permettent de faire apparaître cette dimension en partant du texte et de ses seules caractéristiques et en fournissant à l’enseignant des outils méthodologiques suffisants. Ajoutons que ces mêmes approches sont employées aujourd'hui dans l'exégèse biblique, ce qui confirme leur aptitude à expliquer des textes qui se font les supports ou les vecteurs d'un discours religieux 0 .

La lecture d'un extrait du roi pêcheur de J. Gracq 0 peut permettre d'illustrer cette pratique et d'observer comment se négocient concrètement les choix pédagogiques dans une lecture anthropologique d'un texte à référence religieuse.

L'approche structurale du passage choisi, mettant en particulier à contribution les champs lexicaux, les tropes, et les faits de langue observables dans le texte-à-dire par les acteurs, permet d'aboutir aux interprétations qui suivent. En première approche, l'auteur, préférant la forme classique et plus spectaculaire du dialogue au monologue intérieur, décrit une fin de règne où le détenteur du pouvoir est tenté par son confident. En deuxième approche, le tentateur envisage l'avenir du roi comme une situation paradoxale, faite de guérison et de renoncement, dans le but de susciter une réaction chez son interlocuteur et de l'amener à barrer la route à celui qui apporte le salut. Amfortas résiste à la tentation et rejette le tentateur, tout en laissant pressentir à demi-mot qu'il n'est pas tout à fait insensible à son discours, dans la mesure où il demeure profondément attaché au pouvoir qui est le sien. En troisième approche, l'auteur, indiquant l'attrait du pouvoir sur les hommes, attrait qui peut pousser ceux qui en sont détenteurs, qu'ils en soient ou non dignes, à écarter leur successeur éventuel, montre la force du Mal dans le monde.

L'interprétation du texte par l'approche structurale étant posée, quels sont les faits ou les indices textuels qui sont révélés par cette approche et qui requièrent la prise en compte de la dimension religieuse du texte ? L'inventaire des champs lexicaux suffirait à montrer à quel point la connaissance des réalités religieuses et des termes les désignant importe pour la compréhension de ce passage du roi pêcheur. Qu'il s'agisse de l'élévation, du sacré, de la référence faite à l'eucharistie, de la situation de tentation décrite par le texte, de la réconciliation ou de la guérison évoquées par Clingsor, du rapport à la toute-puissance du divin, on observe, à travers tous ces réseaux lexicaux, un système de références culturelles et religieuses correspondant aux croyances et aux pratiques de la religion catholique. Cet inventaire est d'autant plus délicat pour l'élève qu'il ne trouve pas toujours le terme adéquat lui permettant d'étiqueter l'ensemble en question. Le motif peut coïncider, ainsi que le remarque T. Todorov, "avec un mot présent dans le texte; mais il peut parfois correspondre à une partie (du sens) du mot, c'est-à-dire à un sème ; d'autres fois, à un syntagme ou à une phrase, où le mot par lequel nous désignons le mot ne figure pas" 0 , ce qui risque d'entraîner des approximations et des écarts de lecture. Comment pouvoir remédier à ces difficultés ? L'enseignant peut anticiper l'acte de lecture par une demande de recherches lexicographiques sur le texte ou par l'explication préalable d'un autre texte contenant les principaux champs lexicaux. On peut aussi imaginer qu'il demande à ses élèves une définition des mots du lexique religieux comme "banalité", "élever", "renoncer à", tabernacle", "réconciliés"... Peut également se concevoir un travail précis sur les réseaux lexicaux, de façon à en faire apparaître les principaux motifs. Cette cohérence ou cette cohésion étant perçue, il est possible de montrer à la classe un film comme Les visiteurs du soir de Marcel Carné, ou La beauté du diable de René Clair et de faire lire le texte des "Tentations au désert" 0 tiré du Nouveau Testament.

Les problèmes méthodologiques soulevés par l'analyse de ce même texte à travers l'approche sémiotique sont-ils identiques ? Si l'on procède à une identification de la composante narrative du texte, il ressort que la scène décrite est une scène de manipulation. Amfortas est ici l'objet d'une opération persuasive exercée par Clingsor. Ce dernier, jouant le rôle du tentateur, vise à ce qu'Amfortas se maintienne au pouvoir et, dans ce but, lui décrit l’état de renoncement à ce pouvoir, comme une situation à la fois banale et avantageuse. Ce faisant, Clingsor protège l'ancienne blessure d'Amfortas à l'origine de laquelle il est. Il protège ainsi son propre pouvoir et sa propre responsabilité.

La désignation des rôles thématiques en jeu dans le texte suppose, de la part de l'élève, une connaissance suffisante des réalités religieuses, ne serait-ce que pour pouvoir nommer les figures qui y sont représentées : le prêtre, le tentateur, la communauté, l'office... La même nécessité s'impose pour la reconnaissance des isotopies et l'élaboration du carré sémiotique et pour la juste perception des valeurs axiologiques mises en jeu dans la confrontation des discours d'Amfortas et de Clingsor. Le texte fait circuler le sens entre quatre pôles isotopiques distincts, répartis sur deux axes : l'axe des contraires, sur lequel figurent d'une part l'officiant du Graal (Amfortas présent et passé et Perceval à venir) et d'autre part le commun des mortels, et l'axe des subcontraires, représenté d'un côté par Amfortas "homme parmi les hommes", de l'autre par Clingsor. La première position est celle du pouvoir sacerdotal exercé jusqu'alors par Amfortas en dépit de sa corruption personnelle. Celui-ci se trouve concurrencé, dans cette fonction, par Perceval, grâce à qui "cet espoir se fait pain solide et cette lueur décevante éclate en lumière". La position, pour élevée et gratifiante qu'elle soit, n'en est pas moins source de souffrances. Aux antipodes d'une telle position, la vie du commun des mortels, faite de misère et d'obscurité, est une vie soumise à la médiocre jouissance d'une immanence heureuse. A ces deux positions contraires répondent symétriquement, sur l'axe des subcontraires, celle d'Amfortas, devenu homme parmi les hommes, et celle de Clingsor. Amfortas revenu parmi les hommes connaîtra la vie banale et simple et il éprouvera la douloureuse frustration du pouvoir laissé à un autre comme paiement de sa guérison et de son rétablissement dans la communauté humaine. Quant à Clingsor, qui se refuse par principe et par calcul à l'obscurité du commun des mortels, il en est réduit à une vie de reclus, dans l'illusion du paraître et de la magie.

On voit comment s'exerce ici la tentation. C'est en feignant de valoriser le renoncement à soi-même que Clingsor rejoint les préoccupations les plus secrètes d'Amfortas.

Si l'on procède à l'analyse sociocritique de ce même texte, rencontre-t-on les mêmes problèmes méthodologiques et les mêmes contraintes liées à l'intelligibilité du religieux ? Posons d'abord que la compréhension des démarches proposées par L. Goldmann, et des thèses sur lesquelles reposent ces démarches, présupposent, de la part du lecteur du Dieu caché, une bonne connaissance des réalités religieuses du XVII° siècle. Si l'on applique la méthode sociocritique au passage du roi pêcheur de J. Gracq, la vision qui se dégage de ce texte est celle d'un monde finissant, à qui est proposée une alternative de rénovation par simple succession. L'auteur semble y suggérer que les élites installées sont trop attachées à leur pouvoir, même si elles saisissent l'importance de la demande, pour accepter le sens de l'histoire, rappelé entre autres, non sans arrière-pensée, par Clingsor, lorsqu'il dit : "les temps sont venus, roi Amfortas. Il faut qu'il monte et que tu descendes".

La société qui a produit ce texte et la vision du monde qui le caractérise correspondent à la société française de l'immédiat avant-guerre et des années de l'occupation, si l'on admet, en effet, que J.Gracq a écrit l'essentiel de sa pièce en 1942-1943. Cette société, qui pressentait confusément la nécessité du changement, en constatant la déliquescence de son élite politique et l'incapacité de celle-ci à réguler les problèmes politiques nationaux et internationaux, est confirmée dans ses craintes par les événements dramatiques auxquels elle se trouve brutalement confrontée. Elle découvre, non sans étonnement, la collusion entre un pouvoir légitime, mais gagné par la corruption, et un autre pouvoir, pervers, qui agit dans l'obscurité et de manière occulte. La nécessité du changement paraît, dès lors, une exigence d'autant plus forte qu'elle rejoint l'aspiration d'une large part de la société et d'une large part de sa jeunesse, qui identifie son idéal social et communautaire dans les valeurs représentées alors par le communisme.

Si l'on veut percevoir la portée et la profondeur de la scène et celles des enjeux qui la sous-tendent, si l'on ne veut pas réduire cette scène à une simple confrontation "racinienne" entre types psychologiques, il convient de voir, dans les espérances placées dans cette idéologie, les résurgences d'un vieux mythe eschatologique, voire les marques du mythe fondateur du christianisme. Le débat entre Amfortas et Clingsor, s'il se réfère, dans sa mise en scène, au récit de la Genèse et en particulier au mythe des tentations, s'apparente aussi, dans les perspectives qui sont évoquées, au mythe chrétien du Salut et aux obstacles qu'il rencontre.

L'enseignant peut, à l'occasion d'une telle analyse, suggérer combien le sentiment religieux est une disposition inhérente à l'homme, et combien le discours idéologique révolutionnaire emprunte aux modèles culturels et religieux. Une telle analyse, conduite à partir du texte lui-même, se fonde sur ces références culturelles et religieuses. "Il faut qu'il monte et que tu descendes" ou encore "Cet espoir se fait pain solide" constituent, à l'évidence, des emprunts aux textes évangéliques 0 .

Il est donc nécessaire de considérer cette inscription de l'oeuvre littéraire dans la culture et, de ce fait, il est nécessaire de prendre en compte la dimension religieuse de la culture dans l'oeuvre.

Notes
0.

Voir, sur ce sujet, "L'interprétation de la Bible dans l'Eglise", document publié par la Commission Biblique Pontificale in Biblica, vol. 74, Fax 4, Roma, Editrice Pontifico Instituto Biblico, 1993, pp. 451-476.

0.

Le passage choisi dans le Premier Acte correspond à la première rencontre entre Amfortas et Clingsor. Il commence p. 50 à AMFORTAS, Hautain : "J'étais prêtre ! ... et se termine p. 52 à "je le veux. Je veux le vouloir".

0.

Todorov (Tzvetan), "Motif" in Ducrot (Oswald) et Todorov (Tzvetan), Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1972, (collection Points) p. 283.

0.

Evangile selon Saint Mathieu, chap. IV, verset 1-11.

0.

Voir Evangile de Jean, Chapitre III ou chapitre XV.