13.7. Lecture anthropologique, démarche disciplinaire et laïcité ouverte.

Dans le débat actuel sur "Culture scolaire et culture religieuse" comprise comme intelligibilité du religieux, se dégagent plusieurs attitudes. Celle qui semble recueillir aujourd'hui l'adhésion du plus grand nombre est celle qui privilégie une entrée disciplinaire, approche que des historiens comme René Nouailhat, Philippe Joutard, Dominique Borne ont d'ores et déjà illustrée par des productions de qualité 0 .

La proposition que nous faisons d'une lecture anthropologique de l'oeuvre littéraire rejoint cette démarche et cette position, démarche et position que nous avons eu nous-mêmes l'occasion de soutenir lors d'un stage national de formation à destination d'enseignants du collège et du lycée en novembre 1997 à Lyon 0 . C'est bien, en effet, en utilisant les ressources propres à la discipline littéraire que s'effectue, à travers la lecture anthropologique, une action de formation ayant pour objectif l'intelligibilité du religieux et contribuant à une transmission et à une possible inculturation de traits culturels symboliques et religieux.

Une telle formation n'échappe pas à la nécessité d'une transposition didactique, la question étant d'identifier d'abord les savoirs et savoir-faire à transmettre, savoirs élaborés par la recherche savante, en particulier dans les domaines des Sciences de l'Homme, dans les Sciences du Religieux et dans la Littérature. Une réflexion s'impose ensuite sur les conditions de la transposition didactique de ces savoirs qui respecte le texte littéraire, les positions de son auteur, la sensibilité du lecteur et ,partant, le principe d'une laïcité ouverte. Cette action, réalisée dans le cadre propre à la discipline littéraire, n'exclut pas la possibilité d'autres mises en oeuvre dans une perspective transdisciplinaire s'effectuant sur les thèmes communs mobilisateurs.

Une telle pratique se pose aussi comme une interpellation scientifique à l'institution scolaire et à la pensée laïque, en particulier sur la nécessité de clarifier le concept de laïcité et de l'ouvrir à la prise en compte du fait anthropologique qu'est le religieux. Rappelons, à cet égard, que, si les disciplines des Sciences Humaines ont pu se dispenser jusqu'alors de procéder à cette clarification, c'est que la nécessité ne s'en imposait pas et que les résultats acquis par ces différentes disciplines semblaient pouvoir conforter une laïcité a-religieuse. La nature anthropologique du texte et la démarche anthropologique de sa lecture posent la question que la sociologie avait déjà posée au début de ce siècle à travers E.Durkheim et que l'institution avait résolue par la création de la 5° section des Hautes Etudes en Sciences Sociales, même si, on le sait, n'ont pas manqué ruptures et tensions.

La lecture anthropologique que nous préconisons, s'appuyant sur la rationalité et sur son développement, sur l'aptitude au discernement, sur la formation à l'autonomie de la personne, sur la prise en compte des dimensions sociales de sa personnalité et sur l'importance du lien social et culturel, non seulement, se présente comme une réponse compatible avec l'esprit de laïcité ouverte tel qu'il s'est manifesté à l'occasion du colloque "Forme et Sens" 0 , mais peut aussi être défini, pour la question qui nous occupe, comme la transposition didactique des démarches de l'anthropologie culturelle et religieuse. Cette démarche, quelle que soit l'institution où elle est utilisée, ne doit et ne peut être confondue avec une démarche dite "de pastorale ou de catéchèse", dont les visées sont tout autres, dans la mesure où l'une et l'autre se situent dans une perspective d'adhésion religieuse ou de transmission de croyances. C'est la raison pour laquelle nous évitons, quant à nous, d'utiliser l'expression "culture religieuse", qui est source d'ambiguïtés, et lui préférons celle d’"intelligibilité du religieux dans la culture", formule proposée par Dominique Julia et Philippe Boutry comme titre de leur Séminaire des HESS, pour l'année 95-96. Cette dernière formule a l'avantage, en effet, de mettre l'accent, à la fois, sur l'objet à rendre intelligible, sur les différents niveaux d'approche anthropologique de l'objet et sur les conditions épistémologiques à mettre en place dans la démarche pour cette élucidation.

La lecture anthropologique se présente d'autant plus comme une démarche intégrant les valeurs d'une laïcité ouverte qu'elle peut et qu'elle doit conduire, autant que faire se peut, à une élucidation du caractère anthropologique du fait religieux. L'intelligibilité de celui-ci, observé et analysé au contact de l'oeuvre littéraire, est une invitation à lire le fait religieux considéré en lui-même comme un fait de nature anthropologique.

Cette lecture, tendant à élucider le fait religieux, à l'égal du fait littéraire, comme une réalité anthropologique rejoint la démarche de démythologisation qu'avançait Rudolf Bultmann dans sa conférence de 1941 : "Neues Testament und Mythologie" 0 , comme nous l’avons indiqué à la fin du chapitre précédent.

Une telle prise de conscience, qui est démythologisation et qui découvre, à l'occasion de la lecture de l'oeuvre littéraire, que le mythe fondateur contient, dans son principe même, des éléments de démythification, est de nature à permettre à l'élève un renouvellement de tout son être et une initiation, au sens fort du terme, à une ouverture à l'autre et l'intégration des valeurs d'une laïcité ouverte.

Ainsi, la lecture anthropologique reconnaît une dimension culturelle à l'oeuvre littéraire, où le religieux a sa part. Originellement religieuse, l'oeuvre littéraire, y compris celle de la modernité, garde comme traces de cette origine les formes appartenant en propre à l'univers symbolique de la culture qui a produit cette oeuvre. Dans ce siècle, pourtant largement sécularisé, rares sont les productions littéraires où cette dimension soit tout à fait absente. Rendre compte de l'oeuvre littéraire et la rendre intelligible aux élèves du lycée suppose donc une prise en compte de la réalité culturelle de cette oeuvre et rend, de ce fait, nécessaire la prise en compte de la dimension religieuse de la culture et, par voie de conséquence, l'intelligibilité de cette dimension. La lecture anthropologique, en s'appuyant sur les méthodes du texte, est équipée méthodologiquement pour permettre l'identification du linéament religieux de l'oeuvre, sa description et la compréhension de ce qu'est le religieux dans le champ anthropologique.

Cette lecture, en respectant l'oeuvre dans toutes ses dimensions, propose à l'enseignant et à ses élèves une démarche de découverte et de compréhension qui peut conduire jusqu'à l'élucidation du caractère anthropologique du fait religieux. Cette lecture, en respectant la personne du lecteur dans ses options personnelles, permet aussi à l'apprenant d'accéder de façon autonome à une identification de sa propre culture et du linéament religieux qui lui est spécifique, quelles que puissent être les références de cette culture ou de la religion à laquelle elle se trouve liée.

En développant une attitude de respect de l'oeuvre et de ses lecteurs, et en privilégiant une démarche de rationalité, cette lecture aide à la construction chez, l'apprenant, de la tolérance, fondement de la laïcité et de la citoyenneté.

Notes
0.

Voir , en particulier, la collection Histoire des religions, Paris, Le Cerf, (CRDP de Franche Comté).

0.

« Littérature, culture et religion », stage national UNAPEC, Lyon, novembre 1997.

0.

Colloque « Forme et sens », Paris, Ecole du Louvre, avril 1996.

0.

Bultmann (Rudolph), Jésus, Mythologie et démythologisation, préface de Paul Ricoeur, Paris, Le Seuil, 1968.