Chapitre 14. La lecture anthropologique permet au lecteur de s’ouvrir aux différentes dimensions de l’altérité et, en particulier, à l’altérité culturelle

« Car comment vivre sinon dans l’Autre au fil de l’Autre,
comme l’arbre déraciné par la tornade et les rêves des îles flottantes ?
Et pourquoi vivre si l’on ne danse l’Autre ? »,
Léopold Sédar Senghor, Ethiopiques, Paris, Le Seuil, 1956.

Alors que l'enseignant de Lettres fait dans ses cours de fréquentes références aux valeurs humanistes, il est pour le moins paradoxal de constater, chez le lycéen ou l'étudiant, la persistance, voire le développement d'une attitude de rejet de l'autre, allant jusqu'à la peur devant l'expression de formes culturelles autres. Une telle attitude est-elle vraiment nouvelle ? La littérature elle-même nous offre, à ce propos, maints exemples de comportements contradictoires à l'égard de l'inconnu ou de l'étranger. De la littérature médiévale, qui exaltait les valeurs propres à la culture chrétienne occidentale, heurtant de front le monde musulman, aux auteurs de notre siècle qui ont mis leur plume au service des nationalismes comme Maurice Barrès ou Gabriel d'Annunzio, ou qui, tel Céline, après avoir pris ouvertement la défense des pauvres et des opprimés, sont devenus les chantres de l'antisémitisme ou des idéologies totalitaires, de nombreuses oeuvres littéraires sont marquées du signe de l'inquiétude identitaire, du mépris, du rejet de l'autre et de son exclusion, à l'inverse, il est vrai, d'un Montaigne, se préoccupant fort, au 16ème siècle, de la situation des Indiens d'Amérique, ou encore d'écrivains de notre temps comme Thomas Mann, Paul Claudel (au contact des cultures orientales et spécialement japonaise) ou Léopold Sedar Senghor, qui ont fait de leurs oeuvres une illustration des thèmes de l'altérité, de l'ouverture à autrui et de la reconnaissance de sa culture.

Sans doute ne suffit-il pas d'aborder ces oeuvres dans une perspective humaniste, sans doute ne suffit-il pas de mettre au programme de son enseignement le thème du racisme et de le traiter de façon cumulative pour faire acte d'éducation. On observe même paradoxalement qu'un tel enseignement induit chez les préadolescents et les adolescents des comportements contraires à ceux qui sont attendus, ne serait-ce que dans leur refus affectif d'aborder certains thèmes, ou dans diverses attitudes qui pourraient laisser penser que l'occasion ne leur a pas été donnée de réfléchir à ces questions contemporaines ?

S'il est vrai que les outils méthodologiques sont aujourd'hui suffisamment nombreux pour faire de l'apprentissage de la lecture au Lycée et à l'Université le lieu d'une analyse approfondie du phénomène culturel, nous nous demanderons à quelles conditions un tel apprentissage peut constituer, pour l'apprenant, une initiation consciente et réfléchie à son identité culturelle, peut l'amener à la découverte intellectuelle de l'altérité et peut devenir une formation authentique à l'acceptation de l'autre et de sa culture. En d'autres termes, quels éclairages l'oeuvre littéraire apporte-t-elle sur ce qui fonde et qui motive les différentes formes de relations entre les individus, les groupes ou les cultures différentes ? A quelles conditions l'apprentissage de la lecture peut-il devenir un acte pleinement éducatif, qui prenne en compte les conditions psychologiques d'un adolescent en phase de construction de soi, qui lui fasse découvrir la complexité du rapport à l'autre (dans une dimension anthropologique et universelle), qui favorise l'identification de son identité culturelle et l'acceptation de celle de l'autre, tout en respectant authentiquement la spécificité du texte littéraire ?

Notre intervention consistera à désigner les démarches à privilégier par l'enseignant de Lettres et dans l'étude de l'oeuvre littéraire, en vue de donner à ses élèves les moyens de se construire comme des êtres de culture intégrant l'identité de l'autre et de les rendre capables de développer une relation interpersonnelle et interculturelle dynamique et créatrice.