14.3. L'approche psychocritique comme prise de conscience des sources du conflit.

Mais il convient de pousser plus loin la réflexion en montrant les bénéfices que peut retirer le jeune lecteur de l'analyse des raisons qui poussent un auteur à privilégier, dans la création de ses rôles, tel ou tel caractère ou telle attitude à l'égard de l'autre.

Par l'analyse psychanalytique de l'oeuvre littéraire, l'enseignant permet à l'élève de mettre en évidence, au-delà des comportements et des attitudes psychologiques des personnages lisibles en surface, les structures inconscientes de l'auteur et la manière dont ces structures conditionnent et modèlent son rapport à l'autre. Il lui permet, dans le même temps, de prendre conscience, pour lui-même, de ce qui conditionne, dans une large mesure, sa propre relation à autrui.

Pour rendre son élève capable d'autonomie dans sa lecture psychanalytique de l'oeuvre littéraire, l'enseignant pourra proposer à son élève d'appliquer la démarche élaborée par Charles Mauron et préconisée dans son ouvrage : Des métaphores obsédantes au mythe personnel 0 .

A la recherche des éléments répétitifs dans l'oeuvre romanesque de Julien Green, l'élève pourra retrouver de façon constante, voire obsédante, la présence d'un homme venu d'ailleurs, qui se sent étranger, pour reprendre l'analyse de Jacques Petit dans Julien Green, l'homme qui venait d'ailleurs : c'est le pasteur dans Mont-Cinère, le docteur Maurecourt d’ Adrienne Mesurat, Guéret dans Léviathan, Joseph Day dans Moïra. A ce rôle clairement identifiable correspond symétriquement une autre figure, celle d'êtres féminins qui vivent mal leur condition : Emily Fletcher, dans Mont-Cinère, réapparaît sous les traits de l'héroïne d'Adrienne Mesurat ou devient Angèle, dans Léviathan : toutes ont le sentiment de vivre une existence médiocre, étroitement et strictement surveillée.

Or les relations, que les personnages entretiennent entre eux et que l'analyse permet de mettre à jour, confirment et semblent dupliquer les structures révélées par la première étape tendant à former un système cohérent et structuré. On constate, en effet, dans l'univers greenien que tout être, porté vers l'autre par son désir de donner de l'amour, se trouve brisé dans cet élan par des violences ou par un meurtre. C'est ainsi qu'Adrienne Mesurat, éprise du docteur Maurecourt, tue son père ; c'est ainsi que Guéret, après avoir désiré Angèle, la brutalise et la défigure ; c'est ainsi que le même tragique caractérise la relation entre Joseph Day et Moïra.

A partir de l'analyse d'un tel système de relations formant structures, il s'agit, dans un troisième temps, d'interpréter le "mythe personnel" qui se dégage de l'oeuvre, c'est-à-dire d'élucider les rapports que l'auteur entretient avec les figures de ce mythe. Si l'on applique une telle interprétation à l'oeuvre de Julien Green, apparaît de toute évidence une ambiguïté de l'identification chez l'auteur. L'identification se fait, soit à des personnages masculins (dans le cas de Guéret ou de Joseph Day), soit à des personnages féminins (dans le cas d'Angèle, ou d'Adrienne Mesurat). Quand le personnage dont l'auteur adopte le point de vue est un homme, celui-ci agresse l'objet amoureux féminin. Quand le personnage avec lequel l'auteur entretient un rapport privilégié est une femme, l'objet amoureux est un homme, lequel n'est l'objet d'aucune hostilité. S'il est vrai, comme le note Jacques Petit, que la rencontre de l'autre constitue "peut-être le thème le plus profond de toute l'oeuvre greenienne" 0 , il ressort assurément de toute l'analyse précédente que, au moment où il produit ces oeuvres, Julien Green manifeste une construction inachevée de son image personnelle et que les contradictions et les ambiguïtés dont témoignent les personnages de son oeuvre peuvent être lus comme étant à l'origine d'un rapport à l'autre conflictuel ou vécu tout au moins dans la crainte.

A partir d'une telle mise en évidence, dans l'oeuvre, de l'inconscient comme "discours de l'Autre" 0 pour reprendre la formule connue de Jacques Lacan, à partir de la découverte dans son propre discours, d'une certaine part d'altérité ou d'hétéronomie, le jeune apprenant pourra également éprouver combien la construction de soi et son rapport à l'autre sont intimement liés. Il s'apercevra de la sorte qu'un antagonisme existant en soi ou avec les autres peut ne pas être définitif, étant lié à une histoire en cours d'évolution. En présence d'éventuelles marques d'hostilité manifestées par autrui, l'élève, qui a compris qu'un tel comportement peut n'avoir d'autre origine qu'un inachèvement temporaire, dédramatisera ce qui peut être pris comme attitudes agressives faisant obstacle à l'échange interpersonnel. Et, en saisissant toute l'importance d'une identification, aussi claire que possible, de lui-même pour une relation à l’autre, positive et libérée, il développera dans le même temps sa capacité à devenir un être de communication et de compréhension, tant il est vrai que, comme le note Charles Du Bos dans son Journal, "les connaisseurs d'eux-mêmes sont les meilleurs connaisseurs d'autrui et de l’autrui le plus opposé" 0 .

Notes
0.

Mauron (Charles), Des métaphore obsédantes au mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1963.

Rappelons qu'une telle approche, reprenant les observations de Freud sur le discours inconscient applique à l'oeuvre littéraire une démarche en quatre étapes. La première consiste à repérer dans l'oeuvre des éléments suffisamment répétitifs pour être considérés tout à la fois comme fortement significatifs et comme échappant au contrôle conscient de l'auteur.

0.

Petit (Jacques), Introduction aux oeuvres complètes de Julien Green, Biblio. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1972.

0.

Lacan (Jacques), Ecrits, Paris, Ed. du Seuil, 1966, p.265 (entre autres) : "L'inconscient, c'est le discours de l'Autre".

0.

Du Bos (Charles), Journal, 1921, p.19.